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Chars à l’Ukraine : le tabou allemand est tombé

- François Brousseau

Le tabou allemand autour de la fourniture d’ar‐ mements lourds à l’Ukraine est finalement tombé, ce 25 janvier 2023, 11 mois et un jour après le déclenchem­ent de l’inva‐ sion décidée par Vladimir Poutine.

Avec les chars lourds, et sans préjuger de leur effectivi‐ té qui se vérifiera (ou non) sur le terrain, les Occidentau­x franchisse­nt une nouvelle étape symbolique dans leur engagement auprès des Ukrainiens. Mais il aura fallu des pressions répétées ve‐ nues des alliés, et un coup de pouce final des États-Unis.

Ce qui a eu raison du blo‐ cage, de ce véritable tabou propre à l’Allemagne, c’est un mélange de diplomatie, de dé‐ bats internes dans le pays concerné (notamment à l’inté‐ rieur du Parti social-démo‐ crate du chancelier Olaf Scholz, qui ne parle pas d’une seule voix sur ces questions) et de pressions discrètes – et moins discrètes – de pays voi‐ sins, parfois impatients. Sur l’air de : Et alors, les Alle‐ mands, ça vient, oui ou non?

Et puis, très important à la fin de cette séquence vérita‐ blement historique, il y a eu le petit jeu avec les Américains. Berlin a demandé à l’Oncle Sam le geste préalable de ga‐ rantir l’envoi, au moins sym‐ bolique, de chars Abrams pour mieux faire passer la pi‐ lule. Pour que Berlin donne enfin, dans la foulée, l’autori‐ sation aux alliés de réexporter les fameux chars Leopard à un pays tiers, l’Ukraine.

Même si, le 25 janvier, l’an‐ nonce de Washington a suivi et non précédé chronologi‐ quement celle de Berlin, tout avait été réglé la veille entre les deux capitales.

De vieilles raisons

Il y a aussi des raisons his‐ toriques derrière toutes ces hésitation­s. Il ne faut jamais oublier ce qu’est l’Allemagne – avec son histoire, son passé militarist­e et belliciste ainsi que son pacifisme pénitentie­l d’après 1945 – même si de fa‐ çon paradoxale, le pays a conservé une forte industrie d’armements dans le cadre de l’OTAN.

Il y a 80 ans, le Troisième Reich d’Adolf Hitler avait en‐ vahi l’URSS et spécifique­ment l’Ukraine. Un tel passé, ça forge une mémoire historique et une mauvaise conscience.

La propagande russe joue d’ailleurs systématiq­uement sur la mauvaise conscience al‐ lemande. Le Kremlin prétend que la Grande Guerre patrio‐ tique des années 1940 se re‐ joue aujourd’hui avec l’Occi‐ dent global (aussi appelé Em‐ pire américain ou impéria‐ lisme, comme s’il n’existait que cet impérialis­me-là), le‐ quel aurait littéralem­ent rem‐ placé l’Allemagne nazie.

L’Allemagne est donc au coeur de cette étape décisive de la guerre en Ukraine. Non seulement parce que les chars Leopard sont les seuls dispo‐ nibles en quantité suffisante (quelque 2000 dans une quin‐ zaine de pays alliés), mais aus‐ si parce que c’est à Berlin que, depuis le début, les réticences face à une escalade de l’aide à l’Ukraine étaient et restent les plus fortes.

Réactions russes : viru‐ lentes, mais contradic‐ toires

La réaction russe, comme lors des épisodes précédents de crescendo dans l’aide mili‐ taire occidental­e, a été assez virulente malgré des contra‐ dictions entre certaines décla‐ rations.

L'ambassade de Russie à Berlin a déclaré que la déci‐ sion de l’Allemagne signifie qu'elle abandonne sa respon‐ sabilité historique envers la Russie, après les crimes nazis de la Seconde Guerre mon‐ diale.

L'ambassade a aussi affir‐ mé que la décision va aggra‐ ver le conflit en le portant à un niveau supérieur, ce qui causera des dommages irré‐ parables à l'état déjà déplo‐ rable des relations russo-alle‐ mandes.

Il y a aussi la porte-parole des Affaires étrangères russes, Maria Zakharova, qui a écrit sur Telegram que l’annonce confirme l'implicatio­n de l'Al‐ lemagne dans une guerre qui avait été planifiée contre la

Russie.

Voilà un autre air connu : l’accusation de préméditat­ion, par les Occidentau­x, de toute cette guerre. Une accusation que démentent les hésita‐ tions profondes et réelles de l’Allemagne, à chaque étape depuis le début du conflit ar‐ mé, y compris dans ce tout dernier épisode.

Il y a enfin, et de façon contradict­oire, les déclara‐ tions non alarmistes d’un Di‐ mitri Peskov, porte-parole du Kremlin, selon qui ces nou‐ veaux équipement­s fournis à l’Ukraine ne changeront pas le rapport de forces, parce que de toute façon, ces chars brû‐ leront comme les autres.

À écouter aussi :

AUDIO - L'entrée en scène des chars d'assauts occiden‐ taux en UKraine

Changer conflit le cours du

Pourquoi ces tanks sont-ils considérés comme si impor‐ tants par l’Ukraine? Peuventils changer la donne straté‐ gique?

L’optique est celle de la re‐ conquête de territoire par l’Ukraine, que ce soit dans le Donbass ou dans le sud du pays, les régions de Zaporijia et de Kherson.

Même s’il y a déjà eu des reconquête­s importante­s au cours des quatre derniers mois (la zone de Kharkiv en septembre, la ville de Kherson en novembre), on estime que les Russes ont eu le temps de faire des tranchées et de se‐ mer des obstacles pour gar‐ der les territoire­s qu’ils oc‐ cupent toujours et, qu’en conséquenc­e, il faut davan‐ tage aux Ukrainiens que ce qu’ils ont actuelleme­nt sous la main.

D’où cette demande de tanks de première catégorie, de chars de combat sur che‐ nilles, dotés de gros canons et qui peuvent passer presque partout, tout en résistant à de grosses bombes.

Un équipement très supé‐ rieur aux vieux tanks sovié‐ tiques de l’armée ukrainienn­e, dont plusieurs centaines ont été détruits : le site fr.statis‐ ta.com donne, au 18 janvier, 450 de ces chars perdus par l’Ukraine et 1600 par la Russie.

La vitesse et le volume de l’aide

Le président Zelensky a bien entendu exprimé sa sa‐ tisfaction et sa gratitude à la suite des annonces allemande et américaine. Mais en ajou‐ tant : La clé maintenant, c’est la vitesse et le volume. La ra‐ pidité de la formation de nos militaires, la rapidité de la fourniture de chars à l’Ukraine et le volume du soutien.

Entre les annonces de ce 25 janvier et la livraison effec‐ tive, il y aura des délais. Quant au nombre de ces fameux chars, sur combien pourra ef‐ fectivemen­t compter l’armée ukrainienn­e ce printemps?

Ce sont là des questions ouvertes, aux réponses en‐ core incertaine­s, alors que plane le spectre, encore théo‐ rique, d’une nouvelle attaque russe par le nord, soit du Béla‐ rus.

Quand on parle de cen‐ taines de chars, ce sont les souhaits de Kiev, et non l’état des annonces et engage‐ ments enregistré­s jusqu’à maintenant : les 14 chars alle‐ mands Leopard, les 14 chars britanniqu­es Challenger, les 31 chars américains Abrams, les quelques dizaines de Leo‐ pard de l’armée polonaise (on n’a pas le chiffre), plus peutêtre quelques Leclerc français.

À Berlin, le 25 janvier, on a parlé d’assembler deux ba‐ taillons. Cela signifie environ 80 ou 90 véhicules, mais pas seulement de l’armée alle‐ mande.

On reste loin des 250, 300 tanks de haut niveau dé‐ sirés ardemment et officielle‐ ment par les dirigeants ukrai‐ niens, censés, selon eux, faire la différence sur le terrain.

Une mobilisati­on inter‐ nationale renouvelée

Les annonces du 25 janvier déclencher­ont peut-être une dynamique d’engagement­s ultérieurs avec d’autres tanks, mais aussi des avions de chasse et des missiles à longue portée, que réclame

Zelensky.

Que feront des pays comme la Finlande, l’Espagne ou la Grèce (la petite Grèce qui détient plus de 350 Leo‐ pard, selon l’Internatio­nal Ins‐ titute for Strategic Studies)? On ne le sait pas.

Il y a les délais de livraison :

Joe Biden a parlé, pour les 31 tanks Abrams, de plusieurs mois.

Il y a la formation, que l’on dit complexe.

Il y a toute la logistique, très lourde, qui doit obligatoi‐ rement accompagne­r un ba‐ taillon de tanks.

La déclaratio­n est faite, et elle sera sans doute un jalon dans la guerre d’Ukraine. Avant même qu’on puisse vé‐ rifier l’effet concret de ces nouvelles armes sur le terrain, il y a d’ores et déjà un effet d’annonce, avec sa force sym‐ bolique, politique et psycho‐ logique.

Presque un an après le dé‐ but de l’invasion, ce dernier épisode montre que la mobili‐ sation internatio­nale – tou‐ jours incertaine et à renouve‐ ler – reste forte autour de la cause ukrainienn­e.

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