Radio-Canada Info

Le mirage de Bukovel

- Sylvain Desjardins

N’ajustez pas vos lunettes, il s’agit bien de l'Ukraine. Une autre Ukraine. Celle des riches et autres chan‐ ceux de la classe moyenne aisée qui n’ont pas encore été appelés à combattre.

Bienvenue à Bukovel, la plus grande station de ski de l’est de l’Europe, avec ses 75 kilomètres de pentes amé‐ nagées dans les magnifique­s Carpates, chaîne de mon‐ tagnes légendaire de la ré‐ gion.

On a beau regarder tout autour, tendre l’oreille à l’affût d’une sirène d’alarme, il n’y a aucun signe des combats meurtriers qui se déroulent à l’est. Et pour cause, on se trouve à plus d’un millier de kilomètres du front.

Mais les skieurs, ici, ne sont ni idiots ni inconscien­ts. Au contraire. C’est mentale‐ ment inconforta­ble de s’amu‐ ser ici, avoue Valentyna Che‐ lova qui est venue passer le week-end avec son mari et leur fils pour son anniversai­re de sept ans.

Ils sont là pour faire plaisir au fiston, mais aussi pour se vider la tête.

Nous habitons près de la frontière du Bélarus dans le nord-ouest, précise la maman, nous vivons avec la menace constante d’une inva‐ sion.

L’endroit est magnifique. Il attire normalemen­t des tou‐ ristes des pays voisins, mais pas cette année.

Taras est venu de Kiev avec ses amis. Il ne veut pas nous dire son nom de famille, de peur d’être identifié et blâ‐ mé de s’amuser pendant que d’autres hommes de son âge sont au front. On n’a pas telle‐ ment le choix de venir ici non plus, lâche-t-il, on n’a pas le droit de quitter le pays!

Les skieurs que nous ren‐ controns sont tous ukrai‐ niens. Ils se disent un peu dé‐ chirés, mais ils se consolent en pensant que les taxes qu’ils paient ici vont servir aux troupes.

Le village compte sept im‐ menses hôtels, de quatre ou cinq étoiles, avec piscines in‐ térieures et extérieure­s sur‐ chauffées, saunas, restos chics et vues imprenable­s sur les montagnes. Bukovel et sa région peuvent accueillir jus‐ qu’à 12 000 visiteurs. Mais les temps sont durs.

Et les propriétai­res de ces hôtels ne veulent pas en par‐ ler. En fait, ils refusent en bloc de parler aux journalist­es. Comme s’ils avaient quelque chose à cacher…

Au village, les gens ont leur petite idée sur les raisons de cette discrétion concertée.

On voit des centaines de nouveaux visages. Des gens qui s’établissen­t, certains sont à l'hôtel, d’autres achètent des chalets, nous assure Pe‐ tro Savchuk, chauffeur de taxi. Ce ne sont pas des tou‐ ristes, ce sont des Ukrainiens, certains très riches, qui viennent se cacher pour évi‐ ter d’être mobilisés par l’ar‐ mée.

Petro est de mauvaise hu‐ meur et ne veut pas être pho‐ tographié. Il ronchonne parce qu’il a très peu de clients. À cause de la guerre et du temps anormaleme­nt doux qui font fuir les éventuels skieurs. Il est aussi en colère contre ces riches visiteurs qui ne veulent pas retourner chez eux.

Ce n’est pas juste. Les au‐ torités ne vont pas venir les chercher ici, tandis que nos gars, eux, se font tuer au front! Moi, j’y étais en 2014. Je voulais y retourner cette an‐ née, mais l’armée m’a refusé à cause de mes problèmes de santé.

À la sortie de l’église, Myko‐ la et Mikhaïl, deux hommes d’un âge avancé, semblent eux aussi de mauvais poil. Ils n’aiment pas trop la nouvelle faune qu’ils croisent cet hiver au village.

Ces jeunes, ils viennent s’amuser ici, ils boivent beau‐ coup de bière et ils parlent russe, dit Mykola. Ça veut dire que nos jeunes vont se battre pour eux, dans leur région, à l’est, renchérit Mikhaïl.

En ce beau dimanche en‐ soleillé, les habitants de Poly‐ anitsia se retrouvent pour cé‐ lébrer le Nouvel An ortho‐ doxe. Le maire est présent. Il ne se laisse pas démonter par la mauvaise humeur am‐ biante. Vous savez, notre éco‐ nomie dépend beaucoup de la station de ski et nous ap‐ précions en général cette clientèle abondante.

Mikola Poliak semble être très apprécié de ses commet‐ tants. Politicien habile et fervent orthodoxe, il ne blâme personne.

Chacun fait ce que lui dicte sa conscience, dit-il. Mais je vais vous dire une chose, j’ai 55 ans, et si je le pouvais, j’irais me battre au front, moi aussi. C’est un devoir de protéger notre mère patrie.

Pendant que la fête au vil‐ lage se poursuit, une évidence nous frappe : il y a beaucoup de femmes ici, mais très peu de jeunes hommes.

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