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Close : et la tendresse, bordel!

- Helen Faradji

Le film, bouleversa­nt et sensible, de Lukas Dhont sort en salle le 3 février

On a essayé de partir de quelque chose de très per‐ sonnel pour trouver ce qui peut nous toucher tous et toutes. Et je crois que tout le monde a eu le coeur brisé un jour par une relation qui a changé. Ce sentiment de perte est universel.

Lukas Dhont

Il est entré dans le monde du cinéma de façon inou‐ bliable avec Girl, plongée dans le corps et l’âme d’une jeune danseuse trans.

Avec son second film, Close, observatio­n tout en délicatess­e et en sensibilit­é de l’amitié tragique entre deux jeunes garçons de 13 ans, il inscrit pour de bon son nom au rang des cinéastes qui comptent.

Normal, car son film, sacré d’un Grand Prix du Festival de Cannes l’année dernière, est une pépite bouleversa­nte qui se tient au plus près des émo‐ tions, des non-dits, de ce qu’on ne peut pas cacher et qui déborde. Nous avons ren‐ contré le réalisateu­r belge Lu‐ kas Dhont.

Après avoir gagné la ca‐ méra d’or avec Girl en 2018,vous avez avoué avoir eu un blocage pour la créa‐ tion d’un deuxième film. Qu’est-ce qui vous a permis de vous relancer? Lukas Dhont :

J’ai espéré que ça fonctionne avec un dé‐ clic. Mais j’ai réalisé que ça ne marchait pas comme ça, qu’il fallait travailler avec ces insé‐ curités et que le processus d’écriture de ce deuxième film allait être très différent du premier. Par contre, à un mo‐ ment, mon corps a senti un désir de retourner à mon vil‐ lage d’enfance, où ma grandmère habite encore. Elle a été professeur­e dans mon école primaire, et j’avais aussi envie d’y retourner.

Là, au milieu d’une déléga‐ tion d’anciens professeur­s qui étaient tous très fiers – Girl avait très bien marché en Bel‐ gique –, une de mes an‐ ciennes professeur­es m’a pris dans ses bras et a commencé à pleurer. Je crois qu’elle pleu‐ rait de fierté, mais aussi parce qu’elle se souvenait de cet en‐ fant qui était en conflit avec les codes et les normes, qui ne répondait pas aux attentes de cette société et pour qui c’était brutal.

Je ne savais pas au début pourquoi c’était si nécessaire pour moi de revenir dans cette école. Avec le recul, je comprends que j’avais besoin de revenir à cet état d’en‐ fance. C’était aussi le moment où j’ai commencé à tout fil‐ mer. J’avais reçu une caméra en cadeau de ma maman, et elle a été ma première actrice. Je devais donc me reconnec‐ ter à l’enfant en conflit, mais aussi à l’enfant qui avait cette caméra.

Est-ce qu’avoir cette ca‐ méra vous donnait un sen‐ timent d’être protégé? L.D. :

Comme la réalité était si conflictue­lle, la créati‐ vité était une fuite. Ma maman était aussi profes‐ seure, mais peintre dans ses temps libres. Je restais sou‐ vent à la regarder peindre, et elle m’a montré que la créati‐ vité pouvait être un lieu où disparaîtr­e, où fuir. La caméra, les films que je faisais constammen­t en dirigeant mes cousins-cousines m’of‐ fraient la possibilit­é de ne pas être dans la réalité.

Le cinéma pour moi a tou‐ jours été lié à cette idée de spectacle, d’un autre monde. Plus tard, il est aussi devenu le lieu où je pouvais exprimer ce que je n’avais pas pu dire pendant si longtemps.

Close parle de façon bouleversa­nte d’une ami‐ tié entre deux garçons, de tendresse, d’intimité, ce qui a été assez peu repré‐ senté par le cinéma. Pour‐ quoi selon vous? L.D. :

Je pense que le ciné‐ ma ne l’a pas montré parce que la réalité ne l’acceptait pas. Les constructi­ons so‐ ciales liées à la masculinit­é sont souvent évoquées par des mots comme indépen‐ dance, brutalité, distance. Une psychologu­e américaine a sui‐ vi 150 garçons entre 13 et 18 ans. À 13 ans, elle leur deman‐ dait de parler de leurs amitiés, et ils évoquaient des histoires d’amour, des fragilités, de la vulnérabil­ité avec un vocabu‐ laire plein d’émotion. Mais à 17-18 ans, c’est comme si ce vocabulair­e avait disparu, que ces garçons n’osaient plus ex‐ primer ces émotions. Ils ont appris entre-temps que cette émotion est liée à la féminité.

Pour beaucoup, et pour moi aussi pendant long‐ temps, la fragilité est associée à la faiblesse. C’est ce que la société apprend aux jeunes hommes. Petit à petit, j’ai compris que ma fragilité était ma force, mais ça m’a pris du temps.

On vit dans un monde où tout ce qui est dur, fort, com‐ pétitif prend plus de place que ce qui est doux et tendre. Comme la réalité est comme ça, le cinéma suit. L’important pour moi, c’était de rendre vi‐ sible ce que l’on ne voit pas dans la société.

C’est pour cela que vous laissez la violence de ce qui arrive hors champ? L.D. :

C’est une question fonda‐ mentale dans ma vie : com‐ ment parler de la violence sans être violent?

Je ne sais pas si je réussis, car chaque spectateur va res‐ sentir les choses différem‐ ment. Mais pour moi, c’est im‐ portant d’en parler sans créer des images qui sont, selon ma sensibilit­é, violentes. Je savais dès le début que le film serait en deux parties, l’une de fragi‐ lité et l’autre de brutalité, et que cette dernière arriverait petit à petit pour corrompre la première. On sous-estime souvent la force de l’imagina‐ tion chez les spectateur­s et spectatric­es. Or, dans un film qui parle de l’enfance où c’est si important, je voulais créer un espace actif qui fait appel à leur imaginatio­n. D’ailleurs, avec l’imaginatio­n, on crée souvent des images encore plus fortes que ce qui pourrait être montré.

Au départ, vous vous destiniez à une carrière de danseur. Diriez-vous que cet apprentiss­age de la danse vous a aussi appris à chorégraph­ier vos images? L.D. :

Je pense que oui. Ce danseur est toujours resté en moi, même si j’ai plutôt choisi le cinéma. Lors de mes études en cinéma, je regardais beau‐ coup de films où la chorégra‐ phie est importante, comme Elephant, de Gus Van Sant, Jeanne Dielman, de Chantal Akerman, ou encore ceux des frères Dardenne, qui utilisent leur caméra comme des dan‐ seurs.

Je crois que quand j’écris, je le fais beaucoup plus comme un chorégraph­e que comme un scénariste : j’écris des mou‐ vements, des intentions cor‐ porelles, des regards, des mu‐ siques, des couleurs, des lu‐ mières.

Et je cherche comment faire ressentir et exprimer des non-dits à travers les corps, par le langage du cinéma.

Close, à voir en salle dès le 3 février.

La bande-annonce (source : YouTube)

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