« Indépendantristes » en Écosse et en Catalogne
Ressortons, pour commen‐ cer cet article, le mot-va‐ lise forgé par Robert Char‐ lebois dans sa chanson de 1992 L’indépendantriste. Il s’applique tout à fait à la si‐ tuation des nationalistes catalans et écossais en 2023. Ceux du Québec ont connu ce même senti‐ ment, bien avant eux.
Même si elles sont tou‐ jours à la tête de gouverne‐ ments régionaux à Édinbourg et à Barcelone, les formations indépendantistes qui dirigent ces deux régions rebelles d’Europe – l’Écosse et la Cata‐ logne – connaissent au‐ jourd’hui, après une décennie 2010 remplie d’émotions fortes, une sorte de passage à vide et de désarroi straté‐ gique.
Le tout, sur fond de divi‐ sions intestines et d’interroga‐ tions sur la façon de pour‐ suivre le combat, après des tentatives référendaires qui se sont soldées par des échecs.
Nicola Sturgeon : le choc de la démission
Je suis un être humain, en plus d’être une femme poli‐ tique. C’est en ces mots que la première ministre écossaise, Nicola Sturgeon, a expliqué, le 15 février, sa décision inatten‐ due de se retirer de la vie poli‐ tique.
Mme Sturgeon, une pa‐ triote de 52 ans qui dirige de‐ puis 2014 le Parti national écossais (SNP) et le gouverne‐ ment régional au palais de Holyrood, à Edinbourg, va partir sans avoir atteint son objectif : faire de l’Écosse un pays. Je crois que mon succes‐ seur, quel qu’il soit, conduira l’Écosse vers l’indépendance, et je le soutiendrai à chaque étape, a-t-elle déclaré. Mais c’est la fatigue et la tristesse qui se lisaient sur son visage.
Une mauvaise passe
Même toujours au pouvoir dans un contexte non souve‐ rain, les partis indépendan‐ tistes de Catalogne et d’Écosse sont dans une mau‐ vaise passe, alors que les péri‐ péties qui les accompagnaient ont depuis longtemps quitté les manchettes internatio‐ nales.
Dans les deux cas, ils ont dû faire face, ces dernières an‐ nées, à des contre-offensives efficaces, à des coups de bou‐ toir du pouvoir central, celui de Londres contre le gouver‐ nement écossais, ou celui de Madrid contre le gouverne‐ ment catalan après le référen‐ dum avorté du 1er oc‐ tobre 2017.
La tentative du gouverne‐ ment du président régional de l’époque, Carles Puigde‐ mont, avait été déclarée illé‐ gale par Madrid, et a abouti à une journée de chaos et de répressions policières. Avec un résultat non concluant, les non-indépendantistes ayant boycotté en masse le proces‐ sus lancé par Barcelone (92 % de oui, 43 % de participation).
Il y a aujourd’hui une nette fatigue de ces mouvements, mais aussi des opinions pu‐ bliques qui les soutiennent. On ne peut certes pas parler d’effondrement : l’indépen‐ dantisme reste important, très implanté dans les deux régions, avec 40 %, 45 % d’ap‐ puis populaires. Mais il y a un tassement dans le vote, dans la mobilisation des partis et leur marge de manoeuvre po‐ litique.
L’horizon stratégique indé‐ terminé approfondit les divi‐ sions, et ce dans les deux ré‐ gions, même si les détails et l’intensité de ces divisions dif‐ fèrent.
Écosse : crise de gouver‐ nance
En Écosse, en plus des fac‐ teurs mentionnés, il y a eu ces dernières semaines ce qu’on peut appeler une crise de la gouvernance régionale – qui a, elle aussi, causé des maux de tête à Mme Sturgeon et sans doute précipité son dé‐ part.
Le gouvernement d’Édim‐ bourg (Holyrood, dans le jar‐ gon local) a été désavoué par le gouvernement central… sur un projet de loi important, qui portait sur le changement de sexe.
Le gouvernement auto‐ nome, en plus d’être indépen‐ dantiste, est très marqué à gauche (sous l’influence des verts et de diverses mou‐
vances identitaires), sur des questions sociétales comme celle-là.
Holyrood avait adopté en octobre 2022 cette loi sur la reconnaissance du genre (et du changement de sexe), cen‐ sée faciliter les procédures pour les personnes qui font ce changement, tout en rédui‐ sant à 16 ans l’âge légal pour le faire.
Une initiative progressiste qui a irrité beaucoup de monde, y compris dans la base et parmi le personnel du SNP (sept députés indépen‐ dantistes ont fait dissidence au moment du vote). Trois mois plus tard, le 17 jan‐ vier 2023, le gouvernement conservateur de Londres, diri‐ gé par le premier ministre Ri‐ shi Sunak, utilisait son pou‐ voir de désaveu en annulant cette loi.
Un véritable coup de force, celui d’un gouvernement cen‐ tral contre un gouvernement régional qui avait testé dans cette opération les limites de ses prérogatives. Mais c’était aussi, vu de la droite au pou‐ voir à Londres, une correction conservatrice contre une loi qui, pour beaucoup, allait trop loin.
Donc, nouveau coup dur pour le gouvernement de Mme Sturgeon, qui cumulait déjà plusieurs fronts conflic‐ tuels avec Londres.
Non à un second réfé‐ rendum
Car il y avait aussi eu, deux mois plus tôt, la décision cru‐ ciale de la Cour suprême de Londres sur le droit ou non, pour Édimbourg, d’organiser un référendum sans accord préalable avec le gouverne‐ ment central.
Le 23 novembre, la Cour suprême a statué contre le projet du SNP d’organiser un second référendum sur l’indé‐ pendance (la date était déjà fixée par le gouvernement : 19 octobre 2023). Les juges ont nié au Parlement auto‐ nome le droit de convoquer seul cette nouvelle consulta‐ tion, ce qui a mis une nouvelle fois Mme Sturgeon dans les cordes.
La réaction de cette politi‐ cienne très attachée à la léga‐ lité? Plutôt que de foncer dans l’aventure d’un référen‐ dum unilatéral (comme les Catalans en 2017, et comme une base radicale, mais mino‐ ritaire le lui demandait), elle a opté pour une stratégie dite d’élection référendaire.
Son idée : convertir les prochaines élections géné‐ rales (britanniques de 2024) en référendum de facto. Il s’agit bien des élections aux Communes, pour les 59 dépu‐ tés écossais (sur 650) qui vont à Londres, et non pas de celles pour le parlement d’Édinbourg.
Un choix qui peut paraître curieux, surtout qu’en Écosse (contrairement à la Cata‐ logne), il y a bien eu un précé‐ dent de référendum légal. C’était en septembre 2014 (avec cette première fois l’ac‐ cord de Londres) : une consul‐ tation perdue par le score de 55 %-45 %.
Mme Sturgeon, désarçon‐ née par le jugement de la Cour suprême (elle avait espé‐ ré, peut-être naïvement, une décision différente), savait aussi que la population ne la suivrait pas dans une aven‐ ture à la catalane.
Tassement dans les ap‐ puis à l’indépendance
Un sondage récent du Sunday Times indique qu’une telle stratégie unilatérale est rejetée par une majorité d’électeurs écossais, y com‐ pris par une majorité d’élec‐ teurs indépendantistes du SNP (48 % des électeurs du SNP rejettent cette démarche, contre 44 % qui la sou‐ tiennent).
Le même sondage mon‐ trait que, parmi le grand pu‐ blic, le soutien à une stratégie unilatérale n’était que de 21 %. Le SNP lui-même est di‐ visé sur la question – y com‐ pris parmi ses cadres et ses députés.
Et puis sur le fond – être ou ne pas être un pays – les derniers sondages montrent un reflux de l’indépendan‐ tisme écossais : 53 % des ci‐ toyens voteraient aujourd’hui non, contre 47 % qui vote‐ raient oui. Ces dernières an‐ nées, surtout après le Brexit imposé aux Écossais pro-eu‐ ropéens, le oui était monté à 55 %, voire 57 % d’appuis. On voulait se séparer du Royaume-Uni… pour retour‐ ner en Europe.
Mais tous ces beaux plans n’ont plus trop l’air de mar‐ cher. Et devant tout ça, on peut comprendre que Mme Sturgeon ait eu envie de passer la main…
Divisions acrimonieuses en Catalogne
Du côté catalan, les divi‐ sions du mouvement sont en‐ core plus vives et acrimo‐ nieuses qu’en Écosse, et l’hori‐ zon stratégique complète‐ ment flou. C’est qu’à Barce‐ lone, le coup d’assommoir consécutif au référendum avorté d’octobre 2017 a été terrible.
L’intransigeance du gou‐ vernement central de Madrid a été totale en 2017 et 2018, le gouvernement de droite de Mariano Rajoy marchant main dans la main avec des tribunaux qui multipliaient avertissements et interdic‐ tions.
Le référendum quasi insur‐ rectionnel de l’automne 2017 à Barcelone a été durement réprimé par la police, suivi d’une suspension de l’autono‐ mie régionale et d’arrestations en masse puis de procès des leaders indépendantistes.
On est bien loin de Londres, où l’on avait déjà permis qu’on puisse, au moins une fois (en 2014), consulter les Écossais sur leur statut politique : chose totale‐ ment inconcevable, péché mortel du point de vue de Madrid face aux Catalans. D’ailleurs Madrid en a tou‐ jours voulu à Londres d’avoir concédé aux Écossais le pré‐ cédent d’un référendum légal.
Aujourd’hui, après l’échec de la tentative unilatérale d’octobre 2017 à Barcelone, réprimée avec violence par Madrid, et qui a abouti à la mise en prison de nombreux leaders catalans, le mouve‐ ment est ébranlé et divisé.
Pragmatisme de la Gauche républicaine
Parmi les indépendan‐ tistes, on compte deux clans principaux. Il y a celui du pré‐ sident régional Pere Aragonès (du vénérable parti Gauche républicaine, indépendantiste depuis près d’un siècle, bien avant la fièvre des an‐ nées 2010).
Aragonès, un peu à l’image du beau risque de René Lé‐ vesque en 1984 face à Otta‐ wa… accepte maintenant de gouverner dans un cadre ré‐ gional, et surtout dans un es‐ prit de coopération avec les autorités de Madrid, sans guérilla continuelle.
À Madrid, la gauche du premier ministre Pedro San‐ chez a remplacé la droite cen‐ tralisatrice des années Rajoy. Mariano Rajoy ne reconnais‐ sait, lui que la matraque et les tribunaux comme moyen d’affronter les séparatistes, se‐ lon l’ex-président Puigde‐ mont.
Aragonès, dans une tri‐ bune publiée en janvier par le quotidien Le Monde, écrivait que tout en restant catalan, indépendantiste, européen, il est pour la négociation et non pour l’affrontement.
[Il nous faut] une solution démocratique permettant aux citoyens de décider du fu‐ tur des électeurs – comme l’a fait le Royaume-Uni avec l’Écosse, ou encore le Canada avec le Québec. C’est pour‐ quoi la négociation avec le gouvernement espagnol doit ouvrir cette nouvelle phase pour construire une solution par le biais de la politique, une avancée démocratique dans le cadre européen.
Extrait du texte de Pere Aragonès
Résistance héroïque et frontale
L’autre tendance préconise plutôt l’approche de la résis‐ tance héroïque et frontale face à Madrid. Cette tendance continue de soutenir, devant le refus de l’Espagne de recon‐ naître le droit à l’autodétermi‐ nation des Catalans, qu’il faut rejouer 2017, avec une mobili‐ sation insurrectionnelle s’il le faut, jusqu’à ce que ça finisse par passer.
Cette tendance est incar‐ née par M. Puigdemont, tou‐ jours en exil européen, entre la Belgique, l’Allemagne et l’Italie, qui dénonce ce choix de la patience et de la coopé‐ ration. Un choix qui est au‐ jourd’hui celui de l’ancien viceprésident Oriol Junqueras (sorti de prison) et du pré‐ sident Aragonès.
Ces divisions étaient très visibles, voire cruelles, lors de la dernière Diada, la grande fête nationale catalane du 11 septembre, lorsque l’assis‐ tance (150 000) a été bien plus faible que celles des grandes années avec des pointes de plus d’un million de per‐ sonnes lors des manifesta‐ tions de 2015, 2016 et 2017 à Barcelone.
En septembre dernier, des cris y ont été lancés contre le président Aragonès (absent) et ses amis : Traîtres!Collabo‐ rateurs!Agents de Madrid !
Voilà ce qu’on se dit au‐ jourd’hui entre indépendan‐ tistes catalans.
À Édimbourg comme à Barcelone, on sent la fin d’un cycle, et, chez beaucoup, le besoin de souffler un peu et de voir les choses à plus long terme. En Catalogne, après avoir frisé les 50 %, les appuis à l’indépendance sont retom‐ bés dans les 40-42 %.
Pour paraphraser un dic‐ ton chinois : Le chemin est long et la montagne est haute.