Les Nigérians votent : quels sont leurs choix?
Les Nigérians doivent élire un nouveau président le 25 février. Mais le scrutin est loin de leurs préoccupa‐ tions, note Gbemisola Ani‐ masawun, professeur au Centre pour la paix et les études stratégiques de l’Université d’Ilorin, au Ni‐ geria.
La priorité, en ce moment, c’est la survie.
Gbemisola Animasawun, professeur à l’Université d’Ilo‐ rin, au Nigeria
La dernière crise est cau‐ sée par une pénurie de liquidi‐ tés, qui fait suite à la décision des autorités de remplacer les anciens billets de banque par de nouvelles coupures. Les Nigérians devaient échanger leurs billets avant la date li‐ mite du 31 janvier, après quoi ils n’auraient plus cours légal.
Ils ont donc apporté leurs anciens billets à la banque en espérant récupérer les nou‐ velles coupures au guichet au‐ tomatique. Mais ces dernières ont été imprimées en nombre insuffisant. Les gens ne peuvent donc pas retirer les nouveaux billets dont ils ont besoin pour payer leurs achats quotidiens, dans un pays où le paiement en es‐ pèces est encore la norme.
Or, les vendeurs n’ac‐ ceptent plus les anciens billets. Résultat : de longues files se forment devant les banques. Même si la date li‐ mite a été repoussée, la situa‐ tion est encore chaotique.
Cet enjeu est devenu la principale préoccupation des Nigérians, soutient M. Anima‐ sawun.
Cela a pris le dessus à un point tel qu’on voit une dimi‐ nution des files d'attente pour obtenir les cartes d'élec‐ teur permanent, observe-t-il. Les queues se sont mainte‐ nant déplacées vers les sta‐ tions d’essence et les banques.
C'est qu'en plus du pro‐ blème de liquidités, les Nigé‐ rians font face à une pénurie de carburant. Devant les sta‐ tions-service, les files d'at‐ tente sont longues.
Si vous n'avez pas d'es‐ sence et vous n'avez pas d'ar‐ gent, le vote devient secon‐ daire.
Gbemisola Animasawun, professeur au Centre pour la paix et les études straté‐ giques de l’Université d’Ilorin
Une sécurité défaillante
Si la question économique est actuellement la priorité, la sécurité est aussi un enjeu majeur pour les Nigérians.
D’un bout à l’autre de ce grand pays de plus de 200 mil‐ lions d’habitants, les incidents violents sont quotidiens.
Dans le Nord, les islamistes de Boko Haram et du groupe armé État islamique en Afrique de l'Ouest (EIAO) continuent de faire des ra‐ vages; plus au sud, le Mouve‐ ment des peuples indigènes du Biafra (Ipob), un groupe séparatiste armé, est accusé d'attaques contre les forces de l'ordre et dernièrement contre les bureaux de la com‐ mission électorale, alors que dans le delta du Niger, la vio‐ lence resurgit ponctuelle‐ ment.
Au centre du pays, des af‐ frontements entre agricul‐ teurs et éleveurs nomades font des dizaines de victimes. Dans toutes les régions, des groupes criminels tuent, volent et pratiquent des enlè‐ vements contre rançon.
Les forces de sécurité ellesmêmes sont responsables de multiples abus, qui restent habituellement impunis.
Il y a un vrai climat de vio‐ lence, constate Vincent Hiri‐ barren, maître de conférences au King's College de Londres, qui était, jusqu’à l’année der‐ nière, directeur de l'Institut français de recherche en Afrique (IFRA) à Ibadan, au Ni‐ geria.
La vie de tous les jours, dans toutes les régions du pays, est difficile une fois que le soleil est couché. Il n'y a pas de sentiment de sécurité. On a peur des kidnappings, peur des cambriolages, peur de la police...
Vincent Hiribarren, maître de conférences au King's Col‐ lege de Londres
Les enlèvements contre rançon sont monnaie cou‐ rante.
Alors que dans le nord, Bo‐ ko Haram et l'EIAO pratiquent des enlèvements organisés qu’ils revendiquent, dans le sud, ce sont plutôt des enlè‐ vements opportunistes, ex‐ plique M. Animasawun, com‐ mis par des criminels occa‐ sionnels, qui y voient une fa‐ çon de se faire un peu d’ar‐ gent.
Des hommes armés ont ainsi attaqué un train entre la capitale, Abuja, et Kaduna, dans le nord, en mars 2022. Ils ont tué huit passagers et en ont kidnappé plusieurs di‐ zaines. Certains n’ont été relâ‐ chés que six mois plus tard.
Les défis qui attendent le prochain président sont mo‐ numentaux, estime Leena Ko‐ ni Hoffmann-Atar, chercheuse au programme Afrique à l’ins‐ titut Chatham House, à Londres.
En plus de l’enjeu sécuri‐ taire, le futur dirigeant devra s’attaquer à plusieurs chan‐ tiers économiques urgents, dont l’élimination des subven‐ tions au carburant (un sys‐ tème corrompu, improductif et ridiculement coûteux qui coûte annuellement à l’État plus de 10 milliards de dollars américains), l’unification de la politique monétaire, la lutte contre l’inflation et le chô‐ mage… La liste est longue.
Ce n'est pas un travail en‐ viable, mais il faut le faire, croit Mme Hoffmann-Atar. Il faudra arracher plusieurs pan‐ sements.
Qui sont les principaux candidats?
Dix-huit candidats sont en lice pour remplacer Muham‐ madu Buhari, qui, après deux mandats, ne peut pas se re‐ présenter. Les trois princi‐ paux sont :
Bola Tinubu, 70 ans, repré‐ sente le parti au pouvoir, le All Progressives Congress (APC). Atiku Abubakar, 76 ans, se présente au nom du principal parti d'opposition, le Parti dé‐ mocratique populaire (PDP). Il s’agit de sa sixième tentative de se faire élire président. Pe‐ ter Obi, 61 ans, espère briser le système bipartite qui do‐ mine le Nigeria depuis la fin du régime militaire en 1999. Colistier d'Atiku Abubakar lors de la dernière présidentielle, il est maintenant candidat pour le Parti travailliste.
Les candidats ont-ils des propositions crédibles pour faire face aux multiples défis?
Pas vraiment, observe M. Animasawun. Quand vous regardez attentivement les programmes des partis poli‐ tiques, en particulier sur la question de la sécurité, ils n'expliquent pas comment ils comptent s'y prendre. Aucun d’entre eux ne propose une feuille de route convaincante, opine-t-il.
Les partis politiques se soucient peu de présenter un programme détaillé parce qu'ils tiennent pour acquis que les électeurs ne les consulteront pas. Les gens vont voter pour celui qui va leur offrir le plus d’argent pour leur vote, ou celui qui appartient à la même ethnie qu’eux, affirme-t-il.
La présence d’un nouveau candidat pourrait toutefois changer la donne. Peter Obi espère réussir une percée, même s’il n'a pas le soutien de l’un des partis traditionnels.
Il a bénéficié de la désillu‐ sion et de l'insatisfaction à l'égard des deux principaux partis, constate Leena Koni Hoffmann-Atar. Alors que les deux autres candidats sont des représentants de la poli‐ tique traditionnelle et du clientélisme, Peter Obi veut incarner le changement.
Avec son discours qui met l’accent sur la transparence et l’imputabilité, il a réussi à ca‐ naliser l’insatisfaction des jeunes.
Les jeunes ont soif d’un nouveau type de leadership, d’un nouveau type de poli‐ tique.
Leena Koni HoffmannAtar, chercheuse au pro‐ gramme Afrique à l’institut
Chatham House
Peter Obi peut créer la sur‐ prise en termes de nombre de votes, souligne Vincent Hiri‐ barren. Il ne sera pas forcé‐ ment élu président du Nige‐ ria, mais il peut priver ses deux adversaires principaux d'une manne de votes assez importante et il pourra sûre‐ ment influencer le deuxième tour de l'élection [prévu le 11 mars si aucun candidat n’emporte au moins 25 % des voix dans les deux tiers des 36 États du Nigeria].
Les jeunes partisans de Pe‐ ter Obi, qui se font appeler Obidients, pourraient changer la donne s'ils exercent effecti‐ vement leur droit de vote. Se‐ lon les données de la Com‐ mission électorale nationale indépendante du Nigeria (IN‐ EC), les 18-34 ans repré‐ sentent 40 % des électeurs.
Dans quelle mesure est-ce que les jeunes vont se présen‐ ter le jour du vote? Si l’on a un fort taux de participation, ce sera une élection différente.
Leena Koni HoffmannAtar, chercheuse au pro‐ gramme Afrique à l’institut Chatham House
Quel que soit le résultat, le risque de violence est très éle‐ vé, estime, pour sa part, M. Animasawun.
Je crains qu’il n’y ait des violences postélectorales, ex‐ plique-t-il. La tension est très élevée. Les deux partis disent que les sondages les donnent gagnants, alors que va-t-il arri‐ ver si celui qui ne gagne pas dit qu’on lui a volé l’élection?
Malgré tous les problèmes du Nigeria, l’alternance démo‐ cratique y est la norme depuis près d’un quart de siècle.
Que l'élection s'y déroule de manière pacifique est es‐ sentiel pour la stabilité du pays et pour donner l'exemple dans la région, écrit dans son dernier rapport In‐ ternational Crisis Group, qui redoute un surcroît de vio‐ lence à l’approche du 25 fé‐ vrier.