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Les ambitions réduites de Poutine, près d’un an après le début du conflit en Ukraine

- Réjean Blais

Dans cinq jours, cela fera un an que commençait l’in‐ vasion de l’Ukraine par la Russie. De puissantes ex‐ plosions retentissa­ient aux quatre coins du pays alors que l’armée de Vladimir Poutine frappait Kiev, Kharkiv, Odessa et Mariou‐ pol. Des noms de villes que plusieurs Canadiens enten‐ daient pour la première fois, mais qui allaient mal‐ heureuseme­nt faire les manchettes régulièrem­ent au cours des mois suivants en raison du conflit tou‐ jours plus violent. Des mil‐ liers de morts et de blessés plus tard, après l’exil de millions de personnes et des dommages considé‐ rables causés aux infra‐ structures, les Ukrainiens résistent toujours.

Lorsque Vladimir Poutine a décidé d’envahir son voisin l’hiver dernier, l’une de ses motivation­s était de protéger la minorité russe vivant en Ukraine contre l’assimilati­on, rappelle le spécialist­e de la Russie et professeur à la re‐ traite Pierre Binette. L’appel aux armes contre le peuple ukrainien était aussi, pour le président russe, une façon de freiner l’expansion de l’OTAN vers son pays, et de forcer le président ukrainien Volody‐ myr Zelensky à faire de l’Ukraine une zone neutre entre l'Occident et l’Asie. Tout cela dans le but de maintenir la « grande nation russe » et de la protéger contre l’enva‐ hissement de la culture occi‐ dentale.

Je reste persuadé que Vla‐ dimir Poutine est un réaliste, dans le sens politique du terme. Il croit fermement que la Russie n'est écoutée que lorsqu'elle est puissante, et c'est cette puissance qui per‐ met de garantir les intérêts fondamenta­ux de la Russie.

Pierre Binette, spécialist­e de la Russie

S’il croyait au départ pou‐ voir atteindre ses objectifs, il s’est vite rendu compte que la tâche serait plus difficile que prévu. Des têtes ont roulé. Il n’a pas hésité à limoger plu‐ sieurs de ses conseiller­s dans les mois qui ont suivi le début

du conflit, raconte Pierre Bi‐ nette. [Des responsabl­es des services secrets] lui ont dit [avant le déclenchem­ent de la guerre] : "l'Ukraine va tomber, l'Occident sera divisé et n’ose‐ ra pas armer les Ukrainiens". Ça devrait être une guerre re‐ lativement rapide.

Or, c’est tout le contraire qui s’est passé. Le peuple ukrainien s’est montré co‐ riace, inspiré par un président qui a hautement dépassé les attentes qu'on avait à son en‐ droit, constate Pierre Binette. Si Zelensky a été élu président de l'Ukraine, c'est parce que les Ukrainiens étaient le peuple le plus cynique par rapport à la politique. C'était l’un des régimes les plus cor‐ rompus de la planète, assuré‐ ment le plus corrompu de toute l’Europe. C’est d’ailleurs l’autre combat de Zelensky : instaurer une nouvelle gou‐ vernance plus propre, plus respectée. D’autant plus qu’il est constammen­t sur la sel‐ lette en raison de la guerre, et que l’aide internatio­nale dé‐ pend de sa crédibilit­é.

Zelensky est en train de faire un ménage. Pour l'ins‐ tant, il est extraordin­aire. C’est la révélation dans ce conflit.

Pierre Binette, spécialist­e de la Russie

L’Occident s’est d'ailleurs montré solidaire envers l'Ukraine en l’appuyant par l’envoi de ressources finan‐ cières et militaires. Le Canada a aussi fait sa part en offrant, entre autres, des chars d’as‐ saut, des blindés et des muni‐ tions.

Poutine revoit ses objec‐ tifs

Devant des victoires mo‐ destes, Vladimir Poutine doit revoir ses ambitions à la baisse, juge Pierre Binette. Le souhait de renverser le gou‐ vernement du président Ze‐ lensky ou encore de le forcer à proclamer la neutralité poli‐ tique de l’Ukraine n'est plus dans ses plans, selon lui. L'idée d'une Ukraine neutre, on oublie ça. Selon moi, c'est terminé.

Même s’il tient à préciser qu’il n’est pas stratège mili‐ taire, le politologu­e pense ce‐ pendant que l’un des pre‐ miers objectifs de Poutine de‐ meure, soit celui d’avoir la mainmise sur la région du Donbass et de l’annexer à la Russie. Une question que le président Poutine aimerait avoir réglée au printemps, même si de toute évidence, la tâche s'annonce ardue. À ce sujet, le spécialist­e se de‐ mande si l'arrivée prochaine de matériel militaire, comme une centaine de chars de combat, permettra à l'Ukraine de freiner les ambitions du conquérant russe.

Si les Russes sont capables de tenir le Donbass, le conflit va être gelé. Je ne sais pas pour combien de temps, mais [si c’est le cas] les Ukrainiens vont les harceler sans arrêt, à moins qu'ils s'entendent [pour faire une trêve] pour une période déterminée. Les Ukrainiens commencent à en avoir assez aussi.

Il est donc à son avis diffi‐ cile de dire pour l’instant com‐ ment les deux pays arriveront à se sortir de cette crise. Il souligne qu’il n’est pas impos‐ sible que l’Ukraine rejoigne les rangs de l’Union européenne dans un avenir rapproché, mais pour ce qui est d’une adhésion à l’OTAN, c’est une tout autre chose. Peut-être que Poutine accepterai­t que l'Ukraine soit membre de l'Union européenne, mais de justesse. Membre de l'OTAN, il ne l'acceptera pas, mais ça ne veut pas dire que l’Ukraine n’en deviendra pas membre.

La crainte d’une vaste offensive

À quelques jours du pre‐ mier anniversai­re du début du conflit, la tension a grimpé d’un cran en Ukraine, et on re‐ doute que la Russie marque le coup en procédant à une of‐ fensive musclée.

Plusieurs orientatio­ns prises au cours des dernières semaines par le président russe laissent effectivem­ent présager une intensific­ation des manoeuvres militaires, es‐ time Pierre Binette. À son avis, la nomination récente du chef d’état-major des armées, Valé‐ ri Guerassimo­v, comme com‐ mandant des forces russes en Ukraine pointer dans cette di‐ rection.

Ça peut vouloir dire que là, il veut mettre le paquet, juge le politologu­e. L'hiver a été as‐ sez profitable aux Russes, poursuit-il, en indiquant que si l’armée russe a enregistré de « petites victoires » au cours des dernières semaines, c’est au prix de lourdes pertes humaines : de 700 à 800 sol‐ dats morts par jour.

Le spécialist­e souligne aus‐ si que la nomination de Gue‐ rassimov exprime probable‐ ment la volonté de Poutine de voir l’armée russe re‐ prendre le haut du pavé au profit du groupe militaire Wagner, une milice privée im‐ pliquée dans le conflit depuis l’annexion de la Crimée en 2014. Elle est financée par des intérêts russes et soutenue par le pouvoir, mais le groupe commence à occuper trop de place aux yeux de Vladimir Poutine, croit Pierre Binette. Le groupe Wagner va cher‐ cher des prisonnier­s. Ils re‐ crutent aussi des volontaire­s et les payent très bien.

Il occupe une place de plus en plus importante sur le plan politique, et c'est surtout ça qui fatigue Vladimir Poutine. C'est pour ça qu’il mise sur une reprise en main par l'ar‐ mée russe.

Pierre Binette, spécialist­e de la Russie

Pour donner plus de puis‐ sance à son armée, Poutine souhaite justement gonfler ses rangs grâce à une nou‐ velle conscripti­on dans la po‐ pulation russe. En recrutant de nouveaux soldats, il pour‐ rait rivaliser à égalité avec le million d’hommes disponible­s en Ukraine pour faire la guerre, estime Pierre Binette.

Malgré cet enrôlement for‐ cé au sein de l’armée, rien ne semble indiquer que Poutine a perdu la ferveur de sa popu‐ lation. La maison de sondages indépendan­te russe Levada indiquant même un taux d’appui de plus de 70 %, selon Pierre Binette. Au niveau de l'opinion publique russe, ça semblerait que ça passe en‐ core assez bien. Même que c'est en croissance récem‐ ment.

Dans les officines du pou‐ voir, même s’il existe toujours des tensions, Pierre Binette croit que Poutine tient égale‐ ment toujours solidement les rênes. Des rumeurs laissaient croire dans les premiers mois de la guerre que son pouvoir vacillait face aux résultats mili‐ taires peu convaincan­ts. Le professeur retraité de l'Uni‐ versité de Sherbrooke pense cependant que le président peut toujours compter sur une garde rapprochée qui lui est fidèle et loyale. Le renver‐ sement de Poutine est peu probable pour l’instant, mais pas impossible. Si Zelensky est la révélation de ce conflit, Vladimir Poutine, lui, est assez discret parce qu'il a subi des échecs, conclut le spécialist­e.

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