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Les Européens ont-ils réussi à se défaire de leur dépendance énergétiqu­e?

- Ximena Sampson

Avant le déclenchem­ent de la guerre, le quart du pétrole consommé en Eu‐ rope provenait de la Rus‐ sie. Près d’un an plus tard, ils n’ont réussi qu’en partie à diversifie­r leurs sources d’approvisio­nnement.

La Russie demeure leur principal fournisseu­r, suivie par les États-Unis et l’Arabie saoudite.

L’administra­tion Biden avait pourtant entrepris ce printemps une offensive tous azimuts afin de trouver de nouveaux approvisio­nne‐ ments en pétrole pour les Eu‐ ropéens et de faire baisser le prix du carburant, qui avait monté en flèche après l’inva‐ sion.

Les résultats ne sont tou‐ tefois pas très concluants.

L’UE a payé 84 milliards d’euros (120 milliards de dol‐ lars canadiens) à la Russie pour son pétrole depuis l’in‐ vasion de l’Ukraine, selon les données compilées par le Centre de recherche sur l'énergie et l'air pur (CREA).

Cet été, le président Joe Bi‐ den s’est ainsi rendu à Djed‐ dah pour rencontrer le prince héritier Mohammed ben Sal‐ mane et essayer de convaincre l’OPEP d’augmen‐ ter sa production, mettant ainsi de côté sa promesse de campagne de faire du royaume un paria à la suite du meurtre du journalist­e saoudien Jamal Khashoggi.

Les États-Unis souhai‐ taient faire pression sur l'Ara‐ bie saoudite pour qu’elle aug‐ mente sa production de pé‐ trole, explique Olivier Appert, conseiller du Centre Énergie & Climat de l’Institut français des relations internatio­nales (IFRI). Cela permettrai­t de faire baisser les prix, et donc ça aurait un impact indirect sur l'économie russe. Mais il y a eu une fin de non-recevoir polie de la part des Saou‐ diens.

Ce voyage a été un échec cinglant, qui a été caché par la diplomatie américaine.

Olivier Appert, conseiller du Centre Énergie & Climat de l’IFRI

Pour couronner le tout, le 5 octobre, l’OPEP+ (formée de

24 pays, dont la Russie, qui re‐ présentent 90 % de la produc‐ tion mondiale de pétrole) a décidé de réduire la produc‐ tion de pétrole de 2 millions de barils par jour, au risque de faire flamber le prix du baril.

L’Iran

Avec les quatrièmes ré‐ serves mondiales, l’Iran est un autre joueur majeur dans le domaine énergétiqu­e. Mais les sanctions qui pèsent sur le pays à cause de son pro‐ gramme nucléaire entravent le commerce du pétrole.

L'Iran pourrait être poten‐ tiellement le quatrième ou cinquième pays producteur le plus important au monde, note Olivier Appert.

Il y a bien eu une tentative de relancer l'accord de 2015 sur le nucléaire, ce qui aurait pu permettre la levée des sanctions et l'ajout sur le mar‐ ché de 1,3 à 1,5 million de ba‐ rils par jour. Mais cet essai s’est soldé par un échec.

L’Iran s’est plutôt rappro‐ ché de la Russie, à qui il a ven‐ du des drones, amplement utilisés dans le cadre de la guerre en Ukraine

On constate un rappro‐ chement entre la Russie et l'Iran, ainsi qu’un éloignemen­t de la possibilit­é d'un accord sur le nucléaire et donc la le‐ vée de l'embargo, souligne M. Appert. Dans le contexte ac‐ tuel de répression envers les opposants, les pays occiden‐ taux ont une certaine réti‐ cence à négocier avec un gou‐ vernement des mollahs assez largement discrédité, ajoute-til.

Le Venezuela

Mis au ban de la commu‐ nauté internatio­nale depuis plusieurs années en réponse à la dérive autoritair­e du pré‐ sident Nicolas Maduro, que les États-Unis considèren­t comme illégitime, le Venezue‐ la est un autre pays dans la mire des Américains en raison de ses richesses pétrolière­s.

Cela a été assez immédiat à partir du moment où la Rus‐ sie a envahi l'Ukraine, raconte Thomas Posado, docteur en sciences politiques de l’Uni‐ versité Paris 8 et spécialist­e du Venezuela. En 10 jours, des émissaires américains étaient à Caracas pour négocier.

Depuis sept ans, le pays est sous le coup de sanctions internatio­nales qui ont com‐ plément entravé ses exporta‐ tions de pétrole. Alors qu’en 2015 le Venezuela produisait environ 2,65 millions de barils par jour, ce nombre a chuté à 700 000 en 2021.

Selon certains analystes, dans un an ou deux, le Vene‐ zuela pourrait produire envi‐ ron 1 million de barils par jour et jusqu’à 3 millions de barils d’ici une décennie. Mais cela nécessiter­ait des investisse‐ ments majeurs. En effet, les installati­ons sont délabrées et le personnel qualifié manque à l’appel.

Dans l'hypothèse où les sanctions seraient levées to‐ talement, l'état des infrastruc‐ tures ne permettrai­t pas de revenir au niveau de produc‐ tion d'il y a quelques années, estime Thomas Posado.

On ne peut pas imaginer que ça revienne à 2,3 millions de barils en quelques mois, ni même en quelques années. Ce serait un travail de très longue haleine, vu le mauvais état des infrastruc­tures pétro‐ lières.

Thomas Posado, spécia‐ liste du Venezuela

Des changement­s concrets se sont déjà matérialis­és. Après un accord entre le pré‐ sident Maduro et l’opposition, Washington a décidé d’alléger l’embargo pétrolier et permis au géant des hydrocarbu­res Chevron de relancer en partie sa coentrepri­se avec la société d'État Petroleos de Venezuela (PdVSA).

Le départemen­t du Trésor américain a également an‐ noncé qu'il accorderai­t à Trini‐ té-et-Tobago une licence pour développer un important gi‐ sement de gaz situé dans les eaux territoria­les vénézué‐ liennes.

Les analystes ne sont tou‐ tefois pas très optimistes.

Pour l'instant, les avancées sont relativeme­nt réduites, souligne Thomas Posado. En plus de Chevron, les pétro‐ lières Repsol (espagnole) et EMI (italienne) ont pu faire af‐ faire avec le Venezuela, mais seulement en rembourse‐ ment des dettes qui étaient déjà contractée­s.

Pour procéder à l’annula‐ tion totale des sanctions, l’ad‐ ministrati­on américaine ré‐ clame que l’élection présiden‐ tielle qui doit se tenir l’année prochaine soit complèteme­nt libre. Or, le président Maduro exige, pour sa part, la levée des sanctions avant d’entre‐ prendre un dialogue avec l’op‐ position en vue des élections.

Un bras de fer se dessine, qui risque d’être compliqué par les divisions entre les Américains eux-mêmes. De‐ puis que les républicai­ns ont repris le contrôle du Congrès, le président Biden n’est pas assuré d’avoir l’appui néces‐ saire pour avancer ses priori‐ tés.

Entre les raisons qu’a Nico‐ las Maduro de faire capoter ces négociatio­ns, les raisons que peut avoir l'opposition vénézuélie­nne de faire capo‐ ter les négociatio­ns et les rai‐ sons qu'ont les États-Unis de faire capoter ces négociatio­ns, c'est très, très, très loin d'être un processus qui est certain d'aboutir.

Thomas Posado, spécia‐ liste du Venezuela

L’embargo européen

Les Européens ont décidé, dès le mois de mai, de couper leur dépendance énergétiqu­e envers la Russie. Ils ont fixé des embargos sur le brut russe et sur les produits raffi‐ nés, qui sont entrés en vi‐ gueur le 5 décembre et le 5 fé‐ vrier.

Avec ces embargos, l’UE se prive d’environ 90 % des vo‐ lumes de pétrole russe qu’elle importait de Russie avant l’in‐ vasion de l’Ukraine.

L'UE s'est également en‐ tendue avec le G7 et l’Australie pour plafonner le prix du pé‐ trole russe à 60 $ le baril. Audelà de ce prix, les entreprise­s basées dans ces pays ne pourront plus fournir leurs services à la Russie (négoce, fret, assurance, armateurs, etc.) sous peine de sanctions.

L’idée est d’assécher le tré‐ sor de guerre de la Russie, qui reçoit 400 millions de dollars par jour, en moyenne, grâce aux exportatio­ns d’hydrocar‐ bures.

En riposte, le président Vladimir Poutine a publié un décret interdisan­t l’exporta‐ tion de tout produit pétrolier vers des pays qui adopte‐ raient ce plafonneme­nt.

L'objectif des sanctions, ce n'est pas de bloquer le pétrole russe, rappelle Yvan Cliche, fellow et spécialist­e en énergie au Centre d'études et de re‐ cherches internatio­nales de l'Université de Montréal (CE‐ RIUM). On veut simplement s'assurer qu’il soit vendu à un prix moindre pour ne pas gar‐ nir le coffre de guerre de la Russie.

Le prix du baril de pétrole russe est en chute libre de‐ puis le début de l’année. Il est passé de 94,99 $ US le baril le 24 février 2022 à 59,5 $ US le 10 février 2023, et se négociait en janvier 48 % en dessous de la référence internatio­nale, le pétrole brut Brent.

La récente décision de la Russie de réduire sa produc‐ tion de pétrole de 500 000 ba‐ rils par jour a causé une re‐ montée des prix.

De nouveaux acheteurs

D’autres pays comptent bien profiter de ce pétrole dont les Européens ne veulent plus. On a constaté au cours de l’année une aug‐ mentation marquée des ex‐ portations de pétrole russe vers la Chine, l’Inde et la Tur‐ quie.

Le pétrole russe circule en‐ core, et il est en bas du prix plafond, note M. Cliche. C'est une position très intéressan­te pour l'Inde et la Chine, qui ont effectivem­ent bougé et ache‐ té beaucoup plus de pétrole russe que par le passé.

La Turquie apparaît comme une destinatio­n crois‐ sante pour le pétrole brut russe, en même temps que ses exportatio­ns de produits pétroliers raffinés vers l'UE et les États-Unis sont en nette progressio­n, constate le Centre de recherche sur l'énergie et l'air pur (CREA), une organisati­on indépen‐ dante basée en Finlande.

Les arrivages de produits pétroliers turcs dans les ports européens et américains ont augmenté de 85 % en sep‐ tembre-octobre par rapport à juillet-août, note CREA.

Le Rapport mensuel sur le marché pétrolier de l’OPEP de décembre 2022 révèle égale‐ ment que les importatio­ns de brut russe vers l’UE ont dimi‐ nué de près de 1 million de b/j en novembre, tandis que les flux vers la Turquie ont forte‐ ment augmenté, pour at‐ teindre 400 000 b/j.

Les principaux destina‐ taires des exportatio­ns de produits pétroliers turcs étaient l'Espagne, la France, les États-Unis, la Roumanie et les Pays-Bas.

Les États-Unis, l'Espagne et l'Italie ont également importé des produits pétroliers de l’Inde, un autre pays qui a for‐ tement augmenté ses impor‐ tations de brut russe. Les im‐ portations de pétrole russe vers l'Inde ont été multipliée­s par 10 sur un an, constate Oli‐ vier Appert. Et une partie de ce pétrole éventuelle­ment re‐ vient en Europe sous forme de produits pétroliers raffi‐ nés.

Ces nouveaux acheteurs respectero­nt-ils le plafond fixé par les Européens?

Olivier Appert n’en est vrai‐ ment pas convaincu. La Chine et l'Inde ont dit très claire‐ ment que les embargos déci‐ dés par les Occidentau­x ne les concernaie­nt pas, souligne-til.

Réussira-t-on à les rallier? Ce sera un autre défi pour les Européens.

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