Pierre Poilievre à la conquête des communautés culturelles du Grand Toronto
À l’intérieur du centre sportif Yashi, à Brampton, les coups de bâton ré‐ sonnent entre les murs de béton. Les sacs d’équipe‐ ment jonchent le sol entre les bancs. On entend des joueurs éclater de rire.
C'est une soirée de cricket, comme toutes les semaines, entre amis d’origine pakista‐ naise ou indienne. Les coéqui‐ piers partagent leurs affinités et leurs préoccupations. Au sommet de la liste, l’inflation et le coût de la vie.
Les gens sont anxieux, ex‐ plique Saddar Zubair, un homme d’affaires de Bramp‐ ton. L’économie ralentit et tout coûte plus cher, c’est in‐ quiétant.
Son ami Sikandar renché‐ rit : C’est dur de payer l’épice‐ rie, la voiture, les assurances, l'hypothèque. On se croise les doigts et on espère que ça va arrêter bientôt.
Les prix augmentent, mais pas les salaires, ajoute un autre coéquipier, Sultan Mu‐ basher, un consultant en in‐ formatique.
Des parents prennent un deuxième boulot pour faire vivre leur famille. Que fait le gouvernement pour nous ai‐ der à joindre les deux bouts?
Sultan Mubasher, consul‐ tant en informatique
Cette question fait écho à celle que répète le chef conservateur depuis plusieurs mois. Pierre Poilievre martèle que les problèmes écono‐ miques sont le fait de ce qu'il appelle la justinflation et des politiques du gouvernement libéral.
De toute évidence, son message économique atteint sa cible dans les banlieues to‐ rontoises, une région riche en votes, où Pierre Poilievre es‐ père frapper un grand coup lors des prochaines élections.
Près de trois Canadiens sur quatre trouvent que le gouvernement Trudeau ne se préoccupe pas assez de la hausse du coût de la vie, se‐ lon la firme de sondages Aba‐ cus. Plus de la moitié des Ca‐ nadiens pense qu’il est temps de changer de gouvernement.
Les témoignages des joueurs de cricket rencontrés à Brampton semblent confir‐ mer cette fatigue qui s’installe envers le gouvernement libé‐ ral.
Peut-être que les libéraux ont fait leur temps, affirme Saddar. Il faudra peut-être qu’on choisisse quelqu’un d’autre que Justin Trudeau la prochaine fois. Peut-être. Il faut voir.
Une région en pleine transition
Dans les studios d’une ra‐ dio communautaire toron‐ toise, la chanson-thème de l’émission en pendjabi retentit à tue-tête. Derrière la console, Dave Tatla prend les com‐ mandes d’une tribune télé‐ phonique. L’animateur fait ce métier depuis 30 ans. Il a le doigt sur le pouls de sa com‐ munauté.
Les gens sont prêts à écouter ce que Pierre Poi‐ lievre a à dire, explique M. Tat‐ la. Ils sont curieux de mieux connaître le nouveau chef conservateur.
Justement, durant l’émis‐ sion, un de ses auditeurs vante les qualités d’orateur de Pierre Poilievre et affirme qu’il peut gagner les prochaines élections. Il est très intelligent, confie cette personne au télé‐ phone. J’aime la façon dont il explique simplement les pro‐ blèmes complexes.
Une opinion, dit Dave Tat‐ la, qui résonne de plus en plus dans sa tribune radiopho‐ nique.
La lune de miel de Justin Trudeau est terminée. Il semble trop détaché des pré‐ occupations du vrai monde.
Dave Tatla, animateur de radio
Les libéraux, selon Dave Tatla, ne peuvent plus tenir les banlieues torontoises pour acquises. Il y a, selon lui, un désir de changement qui prend naissance dans la ré‐ gion après sept ans de gou‐ vernement libéral.
Pierre Poilievre le sent. C’est notamment pour cette raison qu’il multiplie les appa‐ ritions pendant les rassemble‐ ments communautaires et les fêtes religieuses de la grande région torontoise. Mais la par‐ tie est loin d’être jouée.
Premier test raté
Le chef conservateur cour‐ tise ces communautés cultu‐ relles, comme l’ont fait Ste‐ phen Harper et Jason Kenney
avant lui, afin de recréer les conditions gagnantes pour une victoire conservatrice.
Il n’y aura pas moyen d'élire un gouvernement conservateur sans gagner une majorité de sièges dans la banlieue torontoise, avance le stratège conservateur Karim Jivraj.
Cet homme d’affaires et ancien candidat conservateur estime que Pierre Poilievre a échoué à son premier test dans la région lors d'une élec‐ tion partielle cet hiver dans Mississauga-Lakeshore.
Il y a beaucoup de gens comme moi qui pensaient que M. Poilievre allait montrer sa force à Toronto. Mais il n'a pas su transformer les anxié‐ tés économiques en victoire.
Karim Jivraj, stratège conservateur
Selon Karim Jivraj, deux messages de Pierre Poilievre font mouche dans les com‐ munautés culturelles toron‐ toises : la crise économique et la montée de la criminalité.
La flambée de violence dans le métro de Toronto et la crise des vols de voitures dans les banlieues comme Brampton génèrent, selon lui, beaucoup d’anxiété que tente d’exploiter le chef conserva‐ teur.
Personnalité pitbull
Un des grands obstacles que doit surmonter Pierre Poilievre dans son opération de séduction des banlieues torontoises, c’est l’image qu’il projette de lui-même, estime la politologue Stéphanie Chouinard.
Il doit adoucir son image de pitbull, croit cette profes‐ seure de science politique au Collège militaire royal de King‐ ston.
Ses critiques de Justin Tru‐ deau sont très acerbes et peu nuancées. Ces attaques gra‐ tuites ne résonnent pas trop comme discours dans les zones urbaines comme la grande région de Toronto.
Stéphanie Chouinard, pro‐ fesseure agrégée de science politique au Collège militaire royal de Kingston
Sans compter, ajoute-telle, que son appui au convoi de manifestants à Ottawa l'hi‐ ver dernier continue de lui nuire dans les mêmes régions. Cela contribue au fait, selon elle, que la majorité des Cana‐ diens ont une opinion néga‐ tive de Pierre Poilievre. C’est rare qu’un chef de l’opposition parte si rapidement avec une image négative, observe-telle.
Au magasin de cricket lo‐ cal, on vend de l’équipement tout neuf. Mais le proprié‐ taire, Nasir Mahmood, ne par‐ tage pas l'idée de Pierre Poi‐ lievre selon laquelle le Canada est « brisé ».
De mon point de vue, dit-il, le Canada va bien. C’est in‐ juste de dire que le pays est brisé.
Plusieurs de ses clients sont d'accord avec lui. Le Ca‐ nada n’est pas brisé, soutient Saddar Zubair. En fait, il s’en tire très bien comparative‐ ment à d’autres pays dans le monde.
Pierre Poilievre a encore beaucoup de travail à faire pour gagner ma confiance, ajoute Sikandar. Ce n’est pas gagné d’avance, ni pour lui ni pour Justin Trudeau.
Attrait chez les jeunes
Ali Cheema attache ses jambières et ajuste ses gants. Il se prépare pour la pro‐ chaine manche de cricket. C’est son tour au bâton.
J’aimais bien Justin Tru‐ deau, confie cet agent immo‐ bilier de 32 ans. Mais il s’ap‐ prête à changer son fusil d’épaule.
Je ne suis pas conserva‐ teur, mais j’ai beaucoup d’es‐ poir envers Pierre Poilievre. J’aime son style et ses propo‐ sitions.
Ali Cheema, agent immobi‐ lier
Le jeune homme et sa fiancée souhaitent fonder une famille, mais ils s'in‐ quiètent de l’avenir en raison du climat économique actuel. Ali blâme les libéraux pour la situation difficile et est convaincu que Pierre Poilievre réglera ces problèmes.
Le vote des banlieues to‐ rontoises est crucial pour remporter les élections fédé‐ rales. Une circonscription sur six au Canada est située dans cette région. Les communau‐ tés qui y vivent ne sont pas homogènes, mais elles votent souvent en bloc.
Un jour, c’est libéral, puis le vent souffle et les conserva‐ teurs passent au pouvoir, fait remarquer Sultan.
Pour Justin Trudeau ou Pierre Poilievre, la partie est loin d’être gagnée d’avance.