Radio-Canada Info

À la frontière russe, les importatio­ns « parallèles » pour contourner les sanctions

- Tamara Altéresco

Le poste frontalier de Lars, en Géorgie, est sans doute un des plus spectacula­ires du Caucase.

Situé à plus de 1260 mètres d'altitude à flanc de montagne, il est aussi le plus dangereux et le plus susceptibl­e d’être le théâtre des situations les plus impré‐ visibles.

Tôt ce matin, une ava‐ lanche a entraîné la fermeture d’un tronçon de la route com‐ merciale qui mène en Russie.

Il y a une file interminab­le de camions immobilisé­s qui s'étend sur des kilomètres. Leurs chauffeurs devront at‐ tendre des jours avec leur car‐ gaison pour traverser les douanes, 30 kilomètres plus loin, en Russie.

Ils ont l’habitude des em‐ bouteillag­es monstres et Silo ne s’en plaint pas plus que les autres.

Le chauffeur nous fait signe de monter à bord de son camion, où il prépare du café instantané qu’il distribue à des collègues qui fument dehors.

Il nous dit qu’il se dirige vers la Russie pour y chercher du gaz. Il constate depuis un an que l'achalandag­e a presque triplé sur cette route commercial­e névralgiqu­e. C’est en bonne partie dû aux vagues de sanctions impo‐ sées à la Russie par les pays occidentau­x.

Les camions arrivent du Tadjikista­n, du Kazakhstan, de la Turquie et de l'Arménie.

Silo explique qu’ils trans‐ portent surtout des produits locaux comme des fruits, du cognac d'Arménie, du textile et des matériaux de construc‐ tion.

La Géorgie, bien que proocciden­tale et malgré sa propre guerre contre la Russie en 2008, n’a pas emboîté le pas aux sanctions contre son voisin géant. Ce pays est une plaque tournante pour ache‐ miner des biens que la Russie importe des pays de l’Asie centrale, et vice-versa. Son économie en dépend. Mais ça n’a jamais été comme ça, ja‐ mais : c’est du jamais-vu, dit Silo en sirotant son café noir.

Le taux d'exportatio­n des pays membres de l’Union éco‐ nomique eurasiatiq­ue ne cesse d'augmenter depuis un an. Des hausses de 77 % pour l’Arménie et de 50 % pour le Kazakhstan.

Idem pour la Turquie. Bien qu'elle ne soit pas membre de cette union eurasiatiq­ue, elle multiplie les échanges avec Moscou.

De telles hausses étaient prévisible­s dès le jour où les pays occidentau­x ont décidé de fermer la porte au marché russe. Ce qui l'était moins, en revanche, c’est la rapidité avec laquelle la Russie a réussi à contourner les sanctions pour mettre la main sur des pro‐ duits occidentau­x via un pays tiers.

Par exemple, Bagdam, un autre camionneur qui prend l’air, nous dit que son semi-re‐ morque est rempli de crous‐ tilles de la marque Pringles. Celles adaptées aux goûts de l’Europe de l'Est avec des sa‐ veurs de champignon­s et même de caviar figuraient parmi les produits chouchous des Russes.

La compagnie Kellogg's, qui fabrique les Pringles, a mis fin à ses activités en Russie dès le 24 février 2022 pour protester contre l’invasion de l'Ukraine. Bagdam explique qu’il fait aujourd'hui la livrai‐ son pour un distribute­ur ar‐ ménien qui les a importées d’Europe pour les réexpédier vers Moscou.

Les importatio­ns paral‐ lèles légalisées par le Krem‐ lin

C’est ce qu’on appelle des importatio­ns parallèles. Elles sont devenues monnaie cou‐ rante depuis que le Kremlin les a légalisées et même en‐ couragées pour contourner les sanctions et le boycottage des grandes marques occi‐ dentales, sans leur consente‐ ment.

Le ministre russe du Com‐ merce affirmait déjà au mois de mai dernier que ce type de transactio­ns représenta­it déjà plus de 5 % des importatio­ns russes, l'équivalent de 6,5 mil‐ liards de dollars américains.

Il avait même prédit que la valeur des importatio­ns paral‐ lèles pourrait totaliser environ 16 milliards de dollars d’ici la fin de l'année 2022.

Le principe en est simple, explique l'économiste Hovsep Patvakanya­n, que nous avons rencontré à Erevan, la capitale de l'Arménie, où nous avons passé quelques jours avant

de nous rendre en Géorgie.

Vous importez des pro‐ duits, vous faites le dédoua‐ nement, puis vous êtes libre en tant que particulie­r de les vendre à qui vous voulez. Hovsep Patvakanya­n

Nous n’avons pas eu be‐ soin de chercher très loin pour constater ce modus operandi.

Les réseaux sociaux sont inondés de comptes privés où les revendeurs de voitures publient leurs inventaire­s en russe.

En banlieue d'Erevan, un revendeur nous fait visiter son parc automobile, où des dizaines de voitures sont ga‐ rées.

La grande majorité est destinée à des clients russes, dit-il.

Si certains modèles sont d'occasion, donc exemptés de sanctions, la plupart des véhi‐ cules sont flambant neufs, des Chevrolet aux Lexus en passant par des Mazda et même par une Corvette, dont il est particuliè­rement fier et qu’il songe même à garder pour lui-même plutôt que de la revendre.

Il les a importées en toute légalité des États-Unis, de Du‐ baï et même du Canada.

Son bureau est décoré de plaques d'immatricul­ation des pays avec lesquels il fait affaire.

Celui-ci s'en va en Russie demain, dit-il en montrant du doigt un Hummer.

Les voitures américaine­s sont en demande en Russie, nous explique Lilit, une jeune blogueuse qui travaille pour cette entreprise.

Puisque les Russes ne peuvent les acheter des ÉtatsUnis, ils les importent d'Armé‐ nie. Ce sont des exportatio­ns parallèles et c’est parfaite‐ ment légal.

Elle n’a pas tort, explique l'économiste Hovsep Patvaka‐ nyan.

Bien que la revente se fasse sans l'autorisati­on de la firme qui détient les droits sur la propriété intellectu­elle de son produit, il ne s'agit pas de contrefaço­n.

On peut se questionne­r sur le plan moral, mais c’est lé‐ gal, et c’est pourquoi des dis‐ tributeurs se sont créé une niche et en profitent de plus en plus.

Hovsep Patvakanya­n

Zone grise

C’est en effet une zone grise du marché internatio­nal, qui se soustrait au régime des sanctions. Et les pays où les fabricants ont fait le choix de punir la Russie n’ont pas une grande marge de manoeuvre pour interdire ce type de tran‐ sactions parallèles, explique Hovsep Patvakanya­n, du moins pour le moment.

L’Union européenne n’en est pas moins irritée. Elle s’in‐ quiète particuliè­rement de la hausse spectacula­ire du nombre d'appareils électro‐ ménagers que certains pays du Caucase importent d’Eu‐ rope depuis un an.

Selon des statistiqu­es pu‐ bliées par l’agence Bloomberg, l'Arménie et le Kazakhstan ont importé plus de réfrigéra‐ teurs durant les huit premiers mois de 2022 qu'ils ne l'avaient fait au cours des deux années précédente­s.

Les électromén­agers font partie des biens sous embar‐ go.

Dans un discours pronon‐ cé au mois de septembre der‐ nier, la présidente de la Com‐ mission européenne, Ursula von der Leyen, avait affirmé que l'armée russe était à ce point déclassée qu'elle recy‐ clait les micropuces d'appa‐ reils électromén­agers pour ré‐ parer son équipement mili‐ taire.

L'Union européenne, les États-Unis et le Royaume-Uni ont tous adopté vendredi un nouveau train de sanctions destinées à affaiblir l'écono‐ mie russe et à sévir contre les entreprise­s et les pays qui soutiennen­t la machine de guerre de Vladimir Poutine.

La Géorgie et la vigi‐ lance

Bien qu’elle soit un parte‐ naire économique de la Rus‐ sie, la Géorgie s’est engagée dès les premiers jours de l'in‐ vasion de l’Ukraine à respec‐ ter les sanctions financière­s imposées par la communauté internatio­nale, entre autres pour éviter les exportatio­ns parallèles vers Moscou.

Lors de notre séjour dans le Caucase, nous avons d’ailleurs parlé à plusieurs re‐ présentant­s de compagnies de transport qui nous ont confié qu'ils jugent trop ris‐ qué de s'aventurer dans le transport de produits sanc‐ tionnés puisque les marchan‐ dises risquent d'être confis‐ quées aux douanes de la

Géorgie.

L'été dernier, le ministre des Finances de la Géorgie, Lasha Khutsichvi­li, avait an‐ noncé que 90 individus soup‐ çonnés d'avoir violé les règles avaient été suspendus par le service douanier du pays.

Le profit n'en vaut pas le risque, explique David Aveti‐ syan, dont la compagnie de transports Spyur, basée à Ere‐ van, ne cesse de prendre de l’expansion étant donné la croissance des exportatio­ns vers la Russie.

Cependant, dans la file de camions qui attendent la ré‐ ouverture de la route qui mène en Russie, plusieurs chauffeurs nous ont dit en prenant le café que c’est un secret de Polichinel­le.

Regardez devant vous : c’est impossible de tout contrôler. Il y a des iPhones, des ordinateur­s, toute une gamme de produits qui vont traverser sans problème, c’est garanti.

Un chauffeur de camion Importatio­ns directes ou parallèles, la Russie de Vladi‐ mir Poutine peut compter sur des voisins dociles pour bra‐ ver la tempête.

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