Radio-Canada Info

La douleur des civils

- Yanik Dumont Baron

Le trou dans cet immense immeuble d'habitation est imposant, étrange, déso‐ lant. L'oeil ne veut pas s’en éloigner tant il y a de dé‐ tails à observer. Une dévas‐ tation qui défie l’imagina‐ tion.

À la mi-janvier, une partie de ce vaste complexe immo‐ bilier de Dnipro a été pulvéri‐ sée par un missile russe. Ré‐ sultat : 236 logements dé‐ truits, une cinquantai­ne de morts, 80 blessés.

Du trottoir, les armoires de certaines cuisines sont encore visibles. On y devine de la vaisselle et des pots. L’inté‐ rieur d’un frigo s’offre à la vue de tous. Une porte s’ouvre sur le vide.

On dirait une maison de poupées coupée en deux pour jouer à l’intérieur. Sauf que c’était la maison de di‐ zaines de civils. Des foyers. Aucune trace de cible militaire ou stratégiqu­e aux alentours qui pourrait expliquer la frappe.

Elle est morte ici. La voix d'Eduard Usov est douce lors‐ qu'il parle de son épouse. Ce qu’il veut raconter au‐ jourd'hui mérite qu'on dé‐ tourne le regard de ces appar‐ tements éventrés.

Sa femme Olha n’habitait pas dans cet immeuble. Elle passait simplement devant en se rendant à la salle de sports en plein après-midi. Une mort cruelle. Injuste. Comme la guerre en produit tant.

On pourrait penser que c’est impossible de mourir ainsi au XXIe siècle. Et pour‐ tant, oui, c’est possible. La voix d’Eduard se fait plus faible, ses yeux se mouillent.

Il aura fallu cinq heures d’angoisse avant d’obtenir la confirmati­on du décès de sa compagne. Et quelques heures de plus pour annoncer la mauvaise nouvelle à son fils et à sa belle-mère.

Poutine, ce n’est rien qu’un trou du cul qui empoisonne son pays! Le fiel sort un peu. Eduard Usov, dont la mère est pourtant russe, assure en vouloir maintenant à tous les Russes de la Terre. Si le monde savait...

La douleur de ce veuf est difficile à voir. Lui-même ap‐ prend encore à composer avec la perte de son amour. De sa partenaire d’affaires. De la mère de leur unique enfant.

Eduard Usov a accepté de revenir devant ce symbole de la cruauté des frappes russes pour une seule raison : faire connaître la portée des ac‐ tions de l’envahisseu­r sur les population­s civiles.

Il évoque Boutcha, Irpin, Marioupol, la gare de Krama‐ torsk, la torture sous l’occupa‐ tion à Kherson. Des villes do‐ rénavant associées à la mort de dizaines de civils.

Et c’est sans compter les gens dans les territoire­s occu‐

pés, dont on est sans nou‐ velles depuis des mois. Un bi‐ lan impossible à faire en temps de guerre. Chiffres sous-estimés

À ce jour, le haut-commis‐ saire aux droits de l’homme de l'ONU a recensé au moins 8006 civils tués et 13 287 bles‐ sés. Certaines estimation­s multiplien­t par quatre le nombre de décès.

À cela, il faut ajouter un nombre indétermin­é de civils morts dans les territoire­s conquis par la Russie dans la dernière année, et environ 3500 civils tués dans le Don‐ bass depuis l’invasion initiale de 2014.

Dans presque tous les cas, les civils ont été victimes d’armes explosives très puis‐ santes, par exemple des mis‐ siles de croisière. Ce sont aus‐ si, comme dans le cas de la femme d'Eduard Usov, des morts survenues au hasard du quotidien : en allant cher‐ cher de l’eau, en passant dans un parc ou devant une bou‐ langerie.

Si les gens savaient tout ça, cela changerait la manière dont ils perçoivent ce conflit, lance Eduard Usov, qui voit dans cette longue liste de vic‐ times un impératif pour frei‐ ner à tout prix cet agresseur russe, ce fou de Poutine. Ces émotions qu’on doit cacher

En Ukraine, la guerre et ses horreurs ne sont pas toujours visibles. Comme dans les ca‐ fés remplis de jeunes ou en‐ core dans les centres com‐ merciaux où les affaires se poursuiven­t. Pas au premier abord.

Pourtant, l’Ukraine regorge de gens rongés par l'inquié‐ tude, angoissés par l’avenir, inquiétés par les multiples alertes aériennes. Des gens blessés de l’intérieur.

Il suffit de creuser un peu pour que certains s’ouvrent sur les douleurs et les émo‐ tions enfouies. Quand je dis que je me sens bien, c’est que je porte un masque, admet une fleuriste.

Dans sa boutique, une ins‐ tructrice de yoga aussi prof de français dit ceci : Je me sou‐

viens de chaque tragédie, de chaque enfant tué. Malheu‐ reusement, ça ne va pas être oublié de sitôt, explique Yev‐ heniia Drabkina.

Selon elle, la plupart de ses compatriot­es camouflent leurs véritables émotions. Un réflexe de survie.

On n’était pas préparés pour une cruauté d’une telle ampleur.

Yevheniia Drabkina, une Ukrainienn­e qui vit à Dni‐ pro S'occuper pour oublier

Autour de la date anniver‐ saire de l’invasion, Yevheniia Drabkina s’est plongée dans ses photos et dans ses mes‐ sages de l’époque. Elle a rapi‐ dement éteint son téléphone.

L’arrivée du 24 février a servi de déclencheu­r. J’ai res‐ senti ce que je ne voulais pas ressentir, comme l'accumula‐ tion de ces émotions ex‐ trêmes. Tout ce malheur, ça ne s’oublie qu’un peu.

Des émotions qu’elle dit ne pas partager avec beaucoup de gens. Pour ne pas ajouter au poids de leurs propres émotions. Elle n’en parle sur‐ tout pas à ses amis psycho‐ logues.

Ils ont aidé des gens après des viols, d’autres qui ont per‐ du leurs enfants. Ces gens-là qui ont aidé, ils ont besoin d'aide, maintenant. C'est au tour des soignants d'avoir be‐ soin de soins.

Yevheniia pense aux sol‐ dats qui pourraient bénéficier d’appui psychologi­que. Elle veut tenir bon par elle-même. Par fierté. Et par altruisme.

Elle se tient donc très oc‐ cupée, passe d’une classe de yoga à un cours de français. C’est le moyen qu’elle a trouvé pour passer au travers de cette guerre. À voir et à lire aussi :

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