Pourquoi le chemin Roxham devrait rester très populaire
Combien de personnes ar‐ rivent chaque jour au che‐ min Roxham?
Les chiffres fluctuent, mais il est de plus en plus fréquent de voir plus de 200 personnes par jour traverser par le che‐ min Roxham, qui est situé entre les villes de Champlain, dans l’État de New York, et Saint-Bernard-de-Lacolle, en Montérégie. Ce passage est devenu très populaire à partir de 2017, après l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, mais il était déjà fréquenté par le passé. Depuis quelques années, l’achalandage ne fait qu’augmenter. En 2022, près de 40 000 demandeurs d’asile ont franchi ce chemin pour entrer au Canada.
Pourquoi ces migrants ne passent-ils pas par un poste frontalier?
C’est en raison de l’Entente sur les tiers pays sûrs, signée en 2002 avec les États-Unis. Cet accord, souhaité par le Ca‐ nada, oblige les migrants à faire leur demande d’asile dans le premier des deux pays qu’ils traversent, sinon ils seront refoulés à la fron‐ tière. Mais cette entente vise uniquement les postes fron‐ taliers terrestres. Donc, si les migrants arrivent à entrer au Canada par d’autres voies, comme le chemin Roxham, ils peuvent déposer une de‐ mande d’asile.
Pourquoi Roxham et pas un autre endroit?
La réponse est essentielle‐ ment géographique. Il n’y a ni lacs ni montagnes qui handi‐ capent la traversée de la fron‐ tière. Le chemin Roxham, que ce soit aux États-Unis ou au Canada, est également proche d'autoroutes et de grandes villes, facilitant l’arri‐ vée d’autobus et le transport de migrants par des passeurs, comme l’a déjà révélé une en‐ quête de Radio-Canada.
Non seulement ce passage balisé est très organisé, mais il est aussi plus sécuritaire, que ce soit pour les migrants ou aussi pour les policiers, qui peuvent effectuer sur place les vérifications de sécurité nécessaires. Le gouverne‐ ment Trudeau a même investi massivement pour y construire puis agrandir un complexe modulaire à cet ef‐ fet.
D’autres chemins ailleurs au pays, à travers des boisés, des forêts ou des champs, ont déjà été utilisés, mais des drames y ont déjà été consta‐ tés en raison des conditions plus périlleuses.
Des autobus vont-ils jus‐ qu’au chemin Roxham?
Pas exactement. Depuis longtemps, une compagnie d’autobus, Greyhound, per‐ met d’aller de New York à Montréal. Plusieurs arrêts sont prévus, notamment à Plattsburgh, dans l’État de New York, à une quarantaine de kilomètres de la frontière canado-américaine.
Depuis 2017, un réseau de taxis s’est organisé autour d’une station-service de Plattsburgh pour conduire les migrants jusqu’au chemin Roxham. Ces chauffeurs les attendent nuit et jour, à chaque passage de l’autobus. Ils réclament parfois plus de 80 $ pour ce trajet d’une tren‐ taine de minutes.
Au fil des années, un véri‐ table commerce lucratif s’est formé autour du chemin Rox‐ ham, avec même des chauf‐ feurs privés provenant de la Floride ou de l’Indiana qui y conduisent chaque semaine des centaines de migrants.
Passer par le chemin Roxham offre-t-il des avan‐ tages?
S’il est interdit de traverser la frontière hors des points d’entrée officiels, les migrants passant par le chemin Rox‐ ham ne sont pas pour autant des « illégaux », puisqu’ils font immédiatement une de‐ mande d’asile. Pour cette rai‐ son, ils ne sont accusés d’au‐ cune infraction. On parle dans ce cas d’une entrée irrégulière au Canada.
Leur dossier est analysé de manière indépendante par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Ca‐ nada (CISR), qui est un tribu‐ nal administratif indépen‐ dant. Durant cette période, ils ont droit à un permis de tra‐ vail, même si les délais pour l’obtenir se sont allongés.
Plus de la moitié des de‐
mandes d’asile réglées par la CISR dans les dernières an‐ nées ont été accueillies positi‐ vement. En cas de décision négative, les personnes pas‐ sant par le chemin Roxham ont également le droit de faire appel afin de ne pas être ren‐ voyées, à l’instar des deman‐ deurs d’asile arrivant, par exemple, par voie aérienne.
Le Canada veut moder‐ niser cette entente avec les États-Unis. Pourquoi rien ne bouge?
Les négociations durent depuis plusieurs années. Jus‐ tin Trudeau a déjà indiqué vouloir mettre fin à l’immigra‐ tion irrégulière. Récemment, en réaction à une salve de cri‐ tiques politiques, il a été plus tranchant. « Fermer le chemin Roxham, c'est ce que nous voulons tous, mais il n'y a pas de solution simpliste », a affir‐ mé le premier ministre, en parlant de « progrès » dans les discussions avec l’administra‐ tion américaine.
Longtemps, en coulisses, le gouvernement fédéral a fait part de son optimisme sur l’évolution des discussions. Mais, selon nos informations, Ottawa a bien du mal à convaincre Washington, qui traîne des pieds pour revoir cette entente. L’ambassadeur des États-Unis au Canada a d’ailleurs laissé entendre ré‐ cemment qu’une telle renégo‐ ciation n’est pas une priorité.
Pourquoi n’est-ce pas une priorité pour les Amé‐ ricains?
En modernisant l’Entente sur les tiers pays sûrs, Justin Trudeau souhaite y inclure les entrées irrégulières. En vertu de ce changement, à moins d’exceptions, les personnes entrant par le chemin Rox‐ ham et tous les autres en‐ droits hors des postes doua‐ niers seraient directement renvoyées aux États-Unis.
Mais François Audet, direc‐ teur de l'Observatoire cana‐ dien sur les crises et l'action humanitaires (OCCAH), est dubitatif. Il ne voit pas quel in‐ térêt auraient les États-Unis à faire une telle concession.
Pour quelles raisons les États-Unis empêcheraient des migrants de continuer leur chemin vers le nord? Ce n’est pas à leur avantage.
Surtout qu’Ottawa n’a rien à offrir, ajoute François Cré‐ peau, ex-rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l’homme des mi‐ grants et professeur de droit à l’Université McGill.
Ce dernier appréhende d’ailleurs l’impact d’une telle décision qui pourrait mener à la multiplication de chemins clandestins. Même si on em‐ pêche les gens de venir au Ca‐ nada, certains vont le faire. Mais on ne saura pas où ils se‐ ront. On va en intercepter quelques-uns, mais pas la ma‐ jorité. Si on ferme Roxham, il y aura 36 autres chemins qui vont s’ouvrir et c’est impos‐ sible de surveiller toute la frontière, croit-il.
Le Canada peut-il sus‐ pendre l’Entente sur les tiers pays sûrs et quels se‐ raient les effets?
Chaque signataire peut en effet suspendre l’accord de manière unilatérale. Cette suspension est d’ailleurs récla‐ mée par le Bloc québécois et le NPD. Selon eux, cette me‐ sure faciliterait une meilleure répartition des demandeurs d’asile à l’échelle nationale, puisqu’ils pourraient se pré‐ senter à n’importe quel point d’entrée.
Le gouvernement Trudeau refuse néanmoins de le faire, en clamant qu’une telle action augmenterait le nombre de demandeurs d’asile au Cana‐ da. Vrai ou faux?
Difficile de prédire l’avenir, avance François Crépeau, qui penche néanmoins sur une hausse, mais temporaire. Beaucoup de personnes qui hésitent à venir au Canada vont peut-être se dire que s’ils font ça, ils accepteront ma de‐ mande. Mais sur le long terme, faciliter la mobilité, c’est aussi faciliter la sortie des migrants. S’ils pensent avoir de meilleures conditions aux États-Unis, ils pourraient y al‐ ler sans avoir peur. Il faut per‐ mettre à ces gens de bouger.
Les tribunaux ont-ils un rôle à jouer?
L’Entente sur les tiers pays sûrs est débattue depuis plu‐ sieurs années au Canada de‐ vant les tribunaux. Des orga‐ nismes estiment que les États-Unis, en maintenant en détention un nombre impor‐ tant de demandeurs d’asile, ne devraient pas être recon‐ nus comme un pays sûr. En 2020, la Cour fédérale avait in‐ validé cet accord, mais Otta‐ wa avait contesté cette déci‐ sion et obtenu gain de cause. Ce dossier est actuellement devant la Cour suprême du Canada. Les audiences ont eu lieu en octobre, mais aucun jugement n’a encore été pu‐ blié. En coulisses, le pessi‐ misme règne cependant dans les rangs de ceux qui contestent cette entente.
Les politiques de Joe Bi‐ den auront-elles une in‐ fluence au Canada?
L’administration Biden a durci ses règles dans l’espoir de ralentir le flux de per‐ sonnes traversant la frontière américano-mexicaine. Plus de 200 000 arrestations s’y font tous les mois. Ces nouvelles restrictions pourraient avoir une influence temporaire‐ ment pour le Canada, imagine François Audet. À court terme, ces initiatives peuvent freiner les migrations. Mais ceux qui avaient pour cible le Canada vont continuer de ve‐ nir. Je ne vois pas comment on pourrait retenir ces popu‐ lations, qui font le choix déli‐ béré d’aller au Canada.
Professeure au départe‐ ment de science politique à l’Université Concordia, Mireille Paquet abonde dans le même sens. L’achalandage au che‐ min Roxham ne devrait pas diminuer, pense-t-elle. Si ces personnes bougent, c’est parce qu’elles n’ont pas d’autres endroits où aller. Ces gens vont là où ils peuvent. Le Canada est parfois leur seule option.
De quels pays pro‐ viennent ces demandeurs d’asile qui arrivent au Ca‐ nada?
L’origine des demandeurs d’asile au Canada varie selon les années, les déplacements mondiaux de population et les décisions politiques. En 2017 et 2018, il y avait majori‐ tairement au chemin Roxham des Haïtiens et des Nigérians. Ces derniers, qui résidaient parfois depuis quelques an‐ nées aux États-Unis, sont par‐ tis par crainte des politiques migratoires de Donald Trump, fraîchement élu.
En 2022, la donne a chan‐ gé. Les Haïtiens restent, de loin, les plus nombreux à pas‐ ser par le chemin Roxham. Les personnes originaires de Turquie, principalement des Kurdes, une minorité éth‐ nique, sont en deuxième posi‐ tion (plus de 5000 arrivées), devant les Colombiens, les Chiliens, les Pakistanais et les Vénézuéliens.
Il est fréquent que ces per‐ sonnes traversent une dizaine de pays dans des conditions périlleuses. Pourquoi ne viennent-elles pas au Canada directement par avion? Tout simplement parce que le Ca‐ nada est très restrictif dans l’émission des visas.
Des milliers de personnes partent ainsi du Chili et du Brésil, plus ouverts à ces pro‐ cédures administratives, avant de prendre la route vers le nord.