Quand la politique déraille
Chaque fois que survient une catastrophe comme des ouragans ou des acci‐ dents industriels, la poli‐ tique toxique se montre le bout du nez et donne l’oc‐ casion aux opportunistes d’utiliser les projecteurs d’une tragédie pour mar‐ quer des points.
Pour les républicains, East Palestine est le symbole d’une ville conservatrice victime de l’oubli et d’une gestion pares‐ seuse par la Maison-Blanche, puisque même le président Biden n’a pas daigné se rendre sur place.
Alors que pour les démo‐ crates, cet accident et la fuite de produits chimiques sont la conséquence du sabrage par Donald Trump dans les règles de sécurité ferroviaire mises en place par l'administration Obama qui visaient, semble-til, à prévenir ce type d'acci‐ dent.
Un accident aux retom‐ bées politiques
Pour rappel, le train au coeur de l’accident transpor‐ tait plusieurs substances toxiques, dont du chlorure de vinyle. Le 6 février, les autori‐ tés américaines ont procédé à un relâchement, puis à un in‐ cendie contrôlé de ces sub‐ stances pour éviter une ex‐ plosion, ce qui a engendré une colonne de fumée noire visible à des kilomètres à la ronde.
Aucun mort, heureuse‐ ment, mais la population est inquiète pour la qualité de l'eau et de l'air depuis trois se‐ maines. Il faut dire que la mort de plus de 43 700 ani‐ maux, principalement des poissons et des animaux aquatiques, à la suite de l’acci‐ dent, n’est pas forcément ras‐ surante.
L’Agence de protection en‐ vironnementale américaine (EPA) a demandé à la compa‐ gnie ferroviaire Norfolk Sou‐ thern de payer la facture du nettoyage du sol et de l’eau contaminée.
Soyons clairs : Norfolk Southern va payer pour net‐ toyer les dégâts qu’elle a créés et pour le traumatisme qu’elle a infligé à cette population.
Michael Regan chef de l'Agence de protection envi‐ ronnementale américaine
Hypocrisie républicaine
Depuis, les républicains utilisent le déraillement pour affirmer que Joe Biden privilé‐ gie l’Ukraine et néglige les Américains dans le besoin chez eux.
La semaine dernière a été marquée évidemment par ce déplacement surprise du pré‐ sident américain à Kiev pour souligner le premier anniver‐ saire de l’invasion russe en Ukraine. L’occasion aussi de démontrer la solidarité et le soutien indéfectible de son administration au gouverne‐ ment Zelensky, afin d’arriver à une fin de guerre qui a de multiples impacts sur la scène politique et économique.
Ce voyage a laissé toute la place aux républicains et aux ténors de l’extrême droite qui sont allés déverser leurs do‐ léances et leur fiel contre la Maison-Blanche sur Fox News et consorts. Pour eux, l’occa‐ sion était trop belle d’abord de critiquer ce soutien mili‐ taire et financier à coups de dizaines de milliards de dol‐ lars, mais surtout pour dé‐ peindre Joe Biden et ses dé‐ mocrates comme des sanscoeur à l’égard des Américains qui souffrent des impacts de ce déraillement.
Et comme Joe Biden était aux abonnés absents dans cette catastrophe ferroviaire, il n’en fallait pas plus pour provoquer une des très rares sorties de l’ancien président Trump depuis son annonce de candidature à l’investiture républicaine pour 2024.
Vous n'êtes pas oubliés, at-il déclaré lors de sa visite à East Palestine mercredi der‐ nier, après avoir acheté des hamburgers pour les pom‐ piers dans un McDonald's lo‐ cal et avoir distribué des bou‐ teilles d’eau de la marque Trump.
Nous sommes restés avec vous, nous prions pour vous et nous resterons avec vous, a lancé M. Trump, rappelant les grandes lignes de son slo‐ gan America First. Donald Trump n'a cependant pas fait état de sa propre mauvaise gestion des catastrophes, comme avec l'ouragan Maria à Porto Rico en 2017 (vous rappelez-vous du lancer de rouleaux d’essuie-tout?) ou encore durant la pandémie de COVID-19.
La vedette polémiste de Fox News, Tucker Carlson, a été encore plus loin, parlant d’un village très majoritaire‐ ment blanc et politiquement conservateur. Cela ne devrait pas être pertinent, mais ça l'est beaucoup, a-t-il dit avant de poursuivre en parlant de pauvres favorisés qui vivent dans des villes favorisées telles que Détroit et Philadel‐ phie – une allusion peu sub‐ tile à des villes démocrates aux populations à forte pro‐ portion afro-américaine.
Pour en rajouter sur le su‐ jet, Mark Levin, un animateur de radio de droite a déclaré que Joe Biden était plus pré‐ occupé par les Palestiniens que quiconque à East Pales‐ tine, en Ohio. Biden dépense des centaines de millions de dollars pour les Palestiniens du Moyen-Orient, qui tuent des Juifs, a-t-il déclaré.
Un soutien fédéral pour‐ tant présent
Les autorités fédérales étaient-elles si absentes du terrain, comme le prétendent les républicains depuis le dé‐ but?
Je n'ai pas à me plaindre, a déclaré Mike DeWine, le gou‐ verneur de l’Ohio. Je me plains toujours que la bureaucratie n'avance pas assez vite… Mais franchement, les gens tra‐ vaillent très fort.
Nous prenons les choses au jour le jour. Mais nous re‐ cevons l'aide dont nous avons besoin.
Mike DeWine, le gouver‐ neur de l’Ohio De quoi désamorcer cer‐ taines attaques républicaines, puisque Mike DeWine est un élu… républicain.
Pete Buttigieg, secrétaire aux Transports, est lui aussi devenu une cible de choix pour les critiques de la droite, puisqu’il s’est rendu seule‐ ment jeudi dernier sur le site de l’accident, soit un jour après Trump. Il a admis qu'il aurait pu s'exprimer plus tôt au sujet du déraillement, mais qu’il était concentré sur le fait de s'assurer que ses équipes sur le terrain étaient prêtes.
Là-dessus, le présentateur de Fox News Bret Baier a concédé que les visites de se‐ crétaires aux Transports – dont Elaine Chao (ancienne membre du cabinet de Do‐ nald Trump) – sur les lieux de déraillements de trains étaient rares. Qui plus est lorsque les accidents ne fai‐ saient pas de victimes.
Mauvaise foi démocrate
Dans ces dérapages poli‐ tiques, les démocrates se sont également illustrés. Joe Biden, par exemple, a tweeté alors qu'il se trouvait en Europe, en reprochant à l'administration de son prédécesseur d'avoir rendu plus difficile la mise en oeuvre de mesures de sécurité ferroviaire.
La Maison-Blanche a jeté le blâme sur les républicains en publiant Arrêtez de démante‐ ler la sécurité ferroviaire et de vendre des communautés comme East Palestine au lob‐ by ferroviaire.
Rappelons qu’en 2015, après le déraillement mortel d'un train Amtrak roulant trop vite à l'extérieur de Phila‐ delphie, le président Obama avait pris des mesures pour rendre obligatoire l'installa‐ tion d'une technologie de frei‐ nage automatique permet‐ tant de sauver des vies d'ici 2023, et ce, malgré les protestations des plus grandes compagnies ferro‐ viaires. En 2018, dans le cadre d'une vaste réforme de la ré‐ glementation, M. Trump a abrogé cette règle.
Et les faits alors?
Toute cette politicaillerie a fait sortir de ses gonds Jenni‐ fer Homendy, la présidente du National Transportation Safety Board.
Assez de politique dans cette affaire, je ne comprends pas pourquoi cette affaire est devenue si politique. C'est une communauté qui souffre.
Jennifer Homendy, s'adres‐ sant aux républicains
Il y a beaucoup de désin‐ formation sur ce qui aurait pu empêcher cela, a-t-elle ajouté. Tout le monde fait des suppo‐ sitions. Ces solutions, toutes celles dont j'ai entendu parler, ne sont pas les solutions.
Elle a fait allusion à une règle qui aurait imposé des freins plus rapides sur cer‐ tains trains, mais qui a été re‐ tirée en 2017 sous la précé‐ dente administration. Selon elle, ces freins n'auraient pas empêché ce déraillement ni même réduit significative‐ ment sa gravité. De quoi évi‐ demment défaire les attaques démocrates à l’endroit de Trump et des républicains.
Loin de la politique, une réalité évidente
Défaillance mécanique, fai‐ blesse humaine, les causes se‐ ront épluchées et validées au fur et à mesure de l’enquête qui surveillera aussi les retom‐ bées potentielles sur la santé des résidents. Plusieurs se sont plaints d'avoir été in‐ commodés par cette fumée toxique aux propriétés cancé‐ rigènes et ont déclaré avoir des maux de tête et de gorge, de la toux et des éruptions cutanées.
Il n’en reste pas moins qu’un constat s’impose : tant les politiciens des deux bords que les institutions en prennent pour leur grade dans ce genre de dérapages. Et les citoyens deviennent de plus en plus méfiants face aux grandes entreprises.
Celles-ci ne peuvent igno‐ rer qu’elles ont fait d'énormes compressions budgétaires qui ont affecté le nombre de sala‐ riés. Ces grandes compagnies ferroviaires auraient procédé à des réductions de personnel de 30 % entre 2016 et 2022.
Quant aux politiciens, même si leurs attaques contre leurs adversaires leur permettent d’engranger quelques points auprès de leurs partisans, les citoyensélecteurs ne sont probable‐ ment pas dupes. Ils doivent bien savoir que les grandes entreprises de transport em‐ ploient des lobbyistes aux carnets de chèques bien gar‐ nis pour faire assouplir les ré‐ glementations de sécurité et les cahiers de charges impo‐ sés par les politiciens.
Bref, la politique peut-être aussi toxique que les fumées qui surplombent les villages qui sont malheureusement le théâtre de telles catas‐ trophes.