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Crise de l’électricit­é : l’Afrique du Sud vit difficilem­ent au rythme des délestages

- Anyck Béraud

Johannesbu­rg, Soweto et Tembisa, Afrique du Sud – C’est la course contre la montre. Recharger son or‐ dinateur et son téléphone. Préparer les repas. Ou en‐ core faire la lessive. Beau‐ coup de choses à faire avant que le courant ne soit interrompu lors d’un délestage programmé. Bienvenue dans le quoti‐ dien des quelque 60 mil‐ lions de Sud-Africains.

Depuis le début de l’année, les coupures de courant ont lieu tous les jours. À ce rythme, le nombre de déles‐ tages en 2023 pourrait bien battre le record de l’an der‐ nier.

S'il y a délestage, c’est parce qu’il n’y a pas assez d’électricit­é pour tous les SudAfricai­ns. Cette crise dure de‐ puis des années. On n'aurait jamais dû en arriver là, s’in‐ digne Wayne Duvenage, PDG d’une organisati­on d’action ci‐ vile de lutte contre la corrup‐ tion (OUTA, ou Organisati­on Undoing Tax Abuse).

Comme tant d’autres en Afrique du Sud, il souligne que plusieurs facteurs ont mené à cette pénurie. Il pointe no‐ tamment le mauvais entre‐ tien des centrales vieillis‐ santes, les petits arrange‐ ments financiers qui favo‐ risent le parti au pouvoir ou encore une mauvaise ges‐ tion : la compagnie nationale d'électricit­é, ESKOM, déten‐ trice du monopole, est forte‐ ment endettée.

Cette situation est entière‐ ment créée par l’être humain. Et la faute en revient à un piètre gouverneme­nt. Il n’y a vraiment aucune autre ex‐ cuse pour cette crise.

Wayne Duvenage, PDG de Organisati­on Undoing Tax Abuse (OUTA)

Le militant anticorrup­tion poursuit sur sa lancée : Ça va très mal. Les entreprise­s ont tout simplement de la difficul‐ té à fonctionne­r. Et quand ce‐ la se produit, vous perdez votre capacité à attirer plus d’investisse­urs, vous perdez vos employés qualifiés. Le pays est en train de s’effon‐ drer et il faut absolument que ça s’arrête. L’Afrique du Sud était sur une bonne lancée, avec assez d’énergie et de mo‐ tivation pour faire avancer son économie. C’est fini. On a perdu tout ça. Et ça n’augure rien de bon pour maximiser tout le potentiel, ici, et pour les génération­s futures.

Tous touchés, mais pas tous égaux côté solutions

Il n’y a pas à chercher long‐ temps pour tomber sur un commerçant mis en difficulté par les délestages.

Dans une artère d’un quar‐ tier de Johannesbu­rg, Mozart, un barbier, explique qu’il ar‐ rive à s’en sortir grâce au sys‐ tème D. C’est ce qu’on appelle un convertiss­eur, avec une batterie. Pour ne pas retarder mon business, précise-t-il.

Magdalene n’a pas cette chance. Elle explique que sa génératric­e a rendu l’âme. Alors, quand il n’y a pas d’élec‐ tricité, elle perd beaucoup d'argent chaque minute qui passe.

Même son de cloche chez Richard. Il lui arrive de jeter de la viande, faute de pouvoir la garder au frais lors des cou‐ pures de courant. Et il n’a pas de plan B, faute de moyens.

Pas question de laisser le thermomètr­e grimper dans la chambre froide de l’entreprise de pompes funèbres que di‐ rige Fanyana Khumalo à Tem‐ bisa, près de Johannesbu­rg. Il a donc acheté une génératric­e plus puissante que la précé‐ dente. Elle se déclenche auto‐ matiquemen­t lors des inter‐ ruptions de courant. Mais cette génératric­e est très gourmande en diesel, et ça coûte très cher.

L’entreprise se maintient difficilem­ent à flot et pige dans ses réserves pour épon‐ ger ses pertes. Pas question pour autant, assure le direc‐ teur, de répercuter les dé‐ penses additionne­lles auprès d’une clientèle déjà éprouvée par le deuil d’un proche.

Face aux coûts qui grimpent, plusieurs entre‐ prises de pompes funèbres accélèrent la tenue des ob‐ sèques ou modifient l’embau‐ mement pour mieux préser‐ ver les corps.

L’entreprise dont Leon Hu‐ man est directeur technique s’est elle aussi dotée de géné‐ ratrices. Mais il craint de perdre des parts de marché en raison des retards occa‐ sionnés par les délestages chez ses fournisseu­rs et chez certains distribute­urs.

Vols et vandalisme

Pour en ajouter à cette crise de l’électricit­é : le réseau sud-africain est régulièrem­ent visé par des vols et du vanda‐ lisme lorsque le courant est interrompu. C’est dire que les occasions ne manquent pas en cette période de délestage quotidien un peu partout au pays.

Il est probable qu’une sur‐ tension, causée par le sabo‐ tage d’un régulateur, soit à l’origine du feu qui a ravagé il y a quelques jours une partie de la boulangeri­e Not Bread Alone à Johannesbo­urg, selon les premiers constats.

Le propriétai­re s’en désole d’autant plus qu’il misait sur une bonne rentrée cet au‐ tomne (qui commence sous peu dans l’hémisphère sud), par exemple avec les confé‐ rences et autres événements pour lesquels il offre un ser‐ vice de traiteur.

De nombreux postes d’électricit­é sont mal ou pas du tout sécurisés en Afrique du Sud.

L’un d'eux a été pillé l’au‐ tomne dernier durant une in‐ terruption de courant. Les vo‐ leurs sont repartis avec 18 câbles de cuivre qui valent leur pesant d’or, selon la conseillèr­e municipale du quartier, Nicole Van Dyk. Elle ajoute qu’en raison de ce vol, le délestage qui devait durer deux heures s’est allongé à quatre heures sans électricit­é pour plus de 100 000 rési‐ dents.

La conseillèr­e ajoute que la communauté s’est mobilisée depuis cet incident pour faire des rondes régulières avec des services privés de sécuri‐ té.

Mathabo Békimbia-Tchof‐ fo, une résidente, affirme que tous sont soudés pour proté‐ ger ce que l’on peut, dans un esprit humanitair­e, l’esprit "Ubuntu".

Mère célibatair­e et membre de la classe moyenne, elle songe à ache‐ ter des panneaux solaires pour sa maison afin de facili‐ ter le télétravai­l et les devoirs des enfants. Mais, à l'idée de s'endetter et de perdre en‐ suite, peut-être, son emploi, elle en perd le sommeil.

Désenchant­ement poli‐ tique

Le militant anticorrup­tion

Wayne Duvenage est égale‐ ment un défenseur des droits civiques. Pour lui, la crise de l'électricit­é illustre tout ce qui ne va pas en Afrique du Sud. Et il déplore que ce soit les plus pauvres qui souffrent le plus de la crise de l’électricit­é.

Ils reculent socialemen­t, piégés par le manque d’accès à l’électricit­é. Vous savez, nous vivons dans le pays le plus in‐ égalitaire au monde. Plus de personnes sombrent dans la pauvreté qu’elles n’en émergent. Avec notre jeune démocratie, on devrait être bien plus avancés pour répa‐ rer les maux du passé, conclut-il.

Le mois dernier, le pré‐ sident sud-africain, Cyril Ra‐ maphosa, sous pression, a dé‐ crété l’état de catastroph­e na‐ tionale. Il affirmait que cela lui donnait les moyens d’aider la population, notamment les agriculteu­rs et les commer‐ çants, à surmonter la crise de l’électricit­é. Il a aussi réitéré sa promesse de restructur­er la compagnie publique d’électri‐ cité Eskom.

Ils sont toutefois nom‐ breux à douter que les choses changent vraiment.

C’est le cas de Lawrence Si‐ thole, que nous retrouvons sur le site Soweto Towers, une ancienne centrale électrique reconverti­e en centre de loi‐ sirs dans l’immense agglomé‐ ration qui a eu comme ré‐ sident célèbre l’ex-président et icône de la lutte contre l’apartheid, Nelson Mandela.

Il n’y a aucun signe qui laisse penser à une résolution prochaine. Alors tu apprends à vivre avec. Tu achètes ce qu’il faut, tu t’assures d’être prêt [pour les délestages]. C’est la nouvelle normalité, lance-t-il.

Mathabo Békimbia-Tchof‐ fo le reconnaît, elle est déçue. Parce qu’elle avait tellement été optimiste, elle avait célé‐ bré l’arrivée de la démocratie. Mais ce parti est au pouvoir depuis plus de 27 ans. Et la si‐ tuation ne fait que se détério‐ rer. Le taux de chômage est élevé, les taux d’intérêt ne cessent de grimper. On est vraiment stressés, dit-elle.

Le parti au pouvoir, l’ANC (Congrès national africain), formation historique de Nel‐ son Mandela, fait déchanter.

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