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Tradition, fragmentat­ion et indifféren­ce : la lutte de Saint-Henri–Sainte-Anne

- Hugo Lavallée

Il est presque 17 h lorsque j’arrive à la station Monk. Près des tourniquet­s qui donnent accès au métro de Montréal, Guillaume Cliche-Rivard distribue des dépliants aux passants, en compagnie du co-porte-pa‐ role de Québec solidaire, Gabriel Nadeau-Dubois. Le candidat répète l’exercice pratiqueme­nt tous les jours, la circonscri­ption comptant à elle seule pas moins de sept stations de métro.

Bien des gens pressent le pas, baissent les yeux, ne se donnant pas la peine de s’ar‐ rêter, malgré la main tendue du jeune chef politique. Il faut pas avoir d’ego pour faire ce travail-là, confie, sourire en coin, Gabriel Nadeau-Dubois. Plusieurs passagers sont en transit et n’habitent pas la cir‐ conscripti­on, d’autres n’ont pas la citoyennet­é cana‐ dienne.

C’est juste une petite élec‐ tion locale, me dit Cristina, pas convaincue du tout que les citoyens se bousculero­nt dans les bureaux de vote lun‐ di prochain. Son choix est dé‐ jà fait, mais elle préfère le gar‐ der pour elle.

Si des élections partielles réussissen­t parfois à captiver les électeurs bien au-delà des frontières des circonscri­ptions où elles se déroulent, cela ne semble pas vraiment être le cas cette fois-ci.

Mis à part quelques repor‐ tages ici et là, les grands mé‐ dias montréalai­s n’ont pas dé‐ montré beaucoup d’intérêt pour la course. Il faut dire que le taux de participat­ion moyen lors des dernières élections complément­aires à avoir eu lieu sur l’île de Mont‐ réal a à peine dépassé les 25 % ces dix dernières années.

Taux de participat­ion lors des élections partielles tenues sur l’île de Montréal au cours des 10 dernières années :

Gouin (29 mai 2017) : 33 % Verdun (5 décembre 2016) : 29 %

Saint-Henri–Sainte-Anne (9 novembre 2015) : 24 %

Outremont (9

dé‐ cembre 2013) : 26 %

Viau (9 décembre 2013) : 17 %

Moyenne : 26 %

Source : Directeur général des élections du Québec. Les pourcentag­es ont été arron‐ dis.

Aux faibles taux de partici‐ pation passés s’ajoute l’impor‐ tance relative de l’élection. Peu de gens se souviendro­nt des résultats de lundi lors du prochain scrutin général en 2026. Et à quatre ans du prochain rendez-vous électo‐ ral, les résultats de cette par‐ tielle ne risquent pas d’avoir beaucoup d’influence sur la dynamique politique à l’As‐ semblée nationale non plus. On est loin des luttes à finir dans Chauveau ou dans Louis-Hébert, qui avaient pas‐ sablement embêté, chacune à leur tour, la CAQ et le PLQ, à l’époque du gouverneme­nt Couillard.

Une femme s’enthou‐ siasme à la vue de Gabriel Na‐ deau-Dubois. Comme plu‐ sieurs autres passagers, Lor‐ raine a déjà voté… et elle a vo‐ té pour Québec solidaire. Ici, c’est rouge, rouge, rouge! Tout le temps des libéraux avec des gros chapeaux… mais le quartier, on réussit pas à s’en sortir, déplore-t-elle. Elle a bon espoir de voir QS l’em‐ porter. Je croise mes doigts puis mes orteils!, ricane-t-elle.

De retour du travail, Melis‐ sa s’attarde longuement avec le candidat. Anglophone, elle est d’accord avec toutes les idées de Québec solidaire… toutes, sauf une : la sépara‐ tion.

Je lui demande après coup si elle a été convaincue. Elle hésite. Les libéraux ne sont pas très bons, mais avec eux c’est clair. Au fond de moi, estce que je peux vraiment voter pour un parti qui ne veut pas rester au Canada? Elle pren‐ dra la fin de semaine pour y penser.

Selon les plus récentes données de Statistiqu­e Cana‐ da, 59 % des résidents de la circonscri­ption parlaient le plus souvent le français à la maison en 2021 et 32 %, l’an‐ glais. On comprend bien dans le contexte pourquoi le chef li‐ béral, Marc Tanguay, a repro‐ ché à Québec solidaire, dès les premiers jours de la cam‐ pagne, d’avoir appuyé le pro‐ jet de loi 96 visant à renforcer la Charte de la langue fran‐ çaise.

Quand je le rejoins pour une brève rencontre, le candi‐ dat libéral Christophe­r Baen‐ ninger visite le Centre sportif de la Petite-Bourgogne, en compagnie du député Enrico Ciccone. Le candidat libéral, me raconte son attachée, pri‐ vilégie les rencontres dans les organismes communauta­ires, qui permettent des échanges plus soutenus avec les ci‐ toyens.

Une femme, l’oeil espiègle, interpelle l’ancien joueur de hockey, dont la taille dépasse un mètre quatre-vingt-dix : Vous, je vous dis : assoyezvou­s si je veux vous parler, s’amuse-t-elle. Elle n’habite toutefois pas dans le quartier, et ne pourra donc pas voter.

Le candidat Baenninger pose des questions sur les be‐ soins du centre sportif à son directeur général et promet d’y voir s’il est élu lundi pro‐ chain. Ce dernier souligne que la circonscri­ption recoupe des réalités bien différente­s, selon les secteurs. C’est un quartier avec beaucoup de HLM, mais avec beaucoup de condos, un quartier très multiethni­que. Tout le monde a ses besoins, note Dickens Mathurin.

Les membres de son centre s’intéressen­t-ils à l’élec‐ tion? Les gens ne m’en parlent pas, me répond-il. Dans le hall du complexe sportif, Diana est du même avis. Le quartier est très frag‐ menté, beaucoup de commu‐ nautés. On sent pas trop l’in‐ térêt.

Une habituée du centre y va d’une prédiction : Je pense que ça va être libéral, comme d’habitude. Les personnes plus âgées, on est plus fidèles.

D’autres hésitent, tout en déplorant qu’on ait à choisir un nouveau député, cinq mois à peine après les dernières élections. Si on avait voté pour un autre parti la dernière fois, on n’aurait pas besoin de voter encore.

Une dame me raconte que sa famille fait partie de la com‐ munauté noire anglophone de la Petite-Bourgogne depuis plusieurs génération­s. Fidèle à la tradition familiale, elle ap‐ puiera le Parti libéral.

Nicole, pour sa part, se méfie surtout du parti de François Legault : Il faut pas trop leur en donner parce qu’ils nous achètent avec notre argent. Elle fait allusion aux affiches électorale­s de la CAQ, sur lesquelles appa‐ raissent des promesses de baisses d’impôt. M. Legault, il nous représente pas tous, même si c’est ce qu’il dit, ajoute-t-elle.

Résultats dans SaintHenri–Sainte-Anne le 3 oc‐ tobre 2022 :

PLQ : 36 %

QS : 28 %

CAQ : 18 %

PQ : 8 %

PCQ : 6 %

Source : Directeur général des élections du Québec. Les pourcentag­es ont été arron‐ dis.

Le premier ministre n'est d'ailleurs pas venu faire cam‐ pagne dans la circonscri­ption avec son candidat Victor Pel‐ letier, ne serait-ce qu’une seule journée, alors qu’il s’était rendu à plus d’une re‐ prise dans Marie-Victorin le printemps dernier. Dans la mesure où le gouverneme­nt lui-même semble porter peu d’intérêt à cette élection, il est difficile d’y voir un test pour lui, comme c’est souvent le cas lors d’une élection par‐ tielle. Même si elle avait rem‐ porté 90 sièges l’automne der‐ nier à l’échelle du Québec, la CAQ n’avait pas fait mieux qu’une troisième place dans Saint-Henri–Sainte-Anne.

Interpellé au hasard, Pa‐ trick, qui a précédemme­nt vo‐ té pour la CAQ, ne se rendra d'ailleurs pas aux urnes cette fois-ci : Es-tu fou? J’ai pas le temps pour ça. C’est le libéral qui va entrer, prédit-il. Dans un café branché de la rue Notre-Dame où il nous re‐ commande d’aller, personne non plus n’a vraiment le coeur à parler du vote qui approche. Ce n’est pas ici qu’on recueille‐ ra davantage de commen‐ taires.

Sur la rue, une bénévole du Parti québécois distribue des dépliants de porte en porte pour la candidate An‐ dréanne Fiola. La campagne se passe bien, me dit-elle, même si la circonscri­ption n’a pas historique­ment penché en faveur de sa formation po‐ litique. On cible notre monde, explique-t-elle.

Croisée plus loin, Ginette s’inquiète justement de la di‐ vision du vote. Paul St-Pierre Plamondon fait un très bon travail, donc par loyauté, il y a des gens qui vont voter PQ, mais le problème, c’est la divi‐ sion du vote progressis­te. S’il fallait que Québec solidaire l’ait pas, ce serait la démons‐ tration qu’ils jouent dans les mêmes plates-bandes. En re‐ montée dans les plus récents sondages nationaux, l’occa‐ sion est belle de voir si l’appui manifesté au Parti québécois se matérialis­era dans l’urne.

Tous les partis le confirment : l’issue du scrutin tiendra essentiell­ement à la capacité de chacun à mobili‐ ser son électorat. Chacun a ses défis à ce chapitre. Les électeurs non-francophon­es, qui constituen­t une partie im‐ portante de la base électorale du PLQ, ont tendance à moins voter que la moyenne des Québécois. La même chose est vraie de la plus jeune génération, sur laquelle Québec solidaire compte pour l’emporter.

Il existe toutefois une dif‐ férence de taille entre les deux partis : pour Québec so‐ lidaire, une victoire viendrait mettre un baume sur les ré‐ sultats en-deçà des attentes à l'automne. Pour le Parti libé‐ ral, une défaite cristallis­erait l’impression que rien ne va plus, après avoir obtenu le pire score de son histoire le 3 octobre dernier.

Note : les propos de cer‐ tains électeurs ont été légè‐ rement modifiés par souci de clarté et de concision.

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