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La Géorgie, une seconde Ukraine?

- François Brousseau

La Géorgie, petit pays de l’ancien empire soviétique, sur les rives de la mer Noire, a connu ces derniers jours de fortes secousses politiques.

Un projet de loi, manifeste‐ ment inspiré de la Russie, voulait instaurer dans le pays un registre des organisati­ons classées agents de l’étranger calqué sur le modèle d’une loi russe similaire, adoptée en 2012.

À l’époque, le Kremlin avait adopté une telle loi après qu’une élection parlementa­ire en partie truquée, en dé‐ cembre 2011 – contestée lors de manifestat­ions impor‐ tantes à Moscou et Saint-Pé‐ tersbourg– , eut inspiré le Kremlin à serrer la vis contre l’opposition.

Des slogans très clairs

Mais contrairem­ent à ce qui s’est passé à Moscou, il aura suffi de deux soirées de manifestat­ions, les 7 et 8 mars, devant le parlement de Tbilissi (la capitale), aux‐ quelles les forces de l’ordre avaient pourtant répondu sans ménagement (gaz lacry‐ mogènes et canons à eau), pour que les autorités fassent marche arrière et retirent tout simplement, le 9 mars, leur projet de loi honni…

L’opposition a vu dans ce projet – les slogans à Tbilissi étaient clairs, en géorgien et en anglais – une menace à la démocratie et à la souveraine‐ té géorgienne­s. Non à la loi russe! Non à la loi Pou‐ tine!Nous voulons l’Europe, pas la Russie!Not Back to USSR!

Donc, clairement, des ma‐ nifestatio­ns pour empêcher que la Géorgie ne retombe pas dans l’orbite russe, à tra‐ vers l’instaurati­on d’une telle loi.

Agent de l’étranger

Cette loi russe, que Tbilissi voulait copier, affuble d’un qualificat­if infamant – agent de l’étranger (inostranny agent en russe : un terme qui vient directemen­t du vocabu‐ laire stalinien) – toute organi‐ sation, à partir du moment où elle est, même partiellem­ent, financée hors du pays. Dans la loi votée en première lec‐ ture le 7 mars en Géorgie, le même terme était utilisé et le seuil du financemen­t cou‐ pable, fixé à 20 %.

Ce qui voulait dire que tout don, prêt, subvention ou investisse­ment provenant de fondations, d’entreprise­s pri‐ vées, d’organisati­ons interna‐ tionales pouvait faire du bé‐ néficiaire, aux yeux de la loi, une sorte de traître. Exemple : une ONG locale active dans l’éducation et qui va chercher une subvention de l’UNESCO deviendrai­t agent de l’étran‐ ger!

En Russie, c’est précisé‐ ment cette loi de 2012 qui a été utilisée pour justifier la persécutio­n, puis la suppres‐ sion d’organisati­ons de la so‐ ciété civile. Le processus est allé crescendo dans la décen‐ nie suivante qui a abouti à l’abandon des derniers élé‐ ments de démocratie et de société civile organisée en Russie. Et qui a aussi abouti à l’invasion de l’Ukraine.

La victime la plus célèbre de cette loi moscovite : l’orga‐ nisation Mémorial, fondée à la fin des années 1980 par An‐ dreï Sakharov et Mikhaïl Gor‐ batchev, qui défendait la mé‐ moire historique russe, les droits et les libertés. Elle a été démantelée en dé‐ cembre 2021.

Le passage d’une telle loi à Tbilissi aurait signé un acte symbolique d’allégeance à la Russie. Mais c’était aussi, très concrèteme­nt, un virage au‐ toritaire pour mettre au pas – comme à Moscou – des mé‐ dias et des ONG qui pou‐ vaient s’opposer au gouver‐ nement ou représente­r une indépendan­ce de la société ci‐ vile : choses indésirabl­es, du point de vue d’un gouverne‐ ment autoritair­e.

Médias et financemen­t étranger

Les médias dans ce petit pays de 3 700 000 habitants, relativeme­nt pauvre (5000 $ US de PIB annuel par habi‐ tant) ont besoin d’investisse‐ ments, d’apport de capitaux étrangers, sinon c’est la mi‐ sère.

Dans Le Figaro du 8 mars, le journalist­e Régis Genté, fin connaisseu­r de la région, a re‐ cueilli le témoignage d’une journalist­e responsabl­e, pa‐ tronne d’un site qui avait en‐ quêté sur la corruption dans le secteur de la constructi­on en Géorgie. Présente aux ma‐ nifestatio­ns de Tbilissi, elle lui déclarai :

Cette loi est une catas‐ trophe. Comme tous les mé‐ dias en Géorgie, nous ne pou‐ vons faire notre travail que grâce au soutien de subven‐ tions occidental­es. C’est 70 % de notre budget… mis au ser‐ vice de nos compatriot­es pour participer au débat ci‐ toyen, raconter ce qui se passe dans le pays, question‐ ner les faits et gestes de nos dirigeants.

L’alternativ­e à ce finance‐

ment internatio­nal, par des ONG ou par du capital privé… c’est de tomber dans l’orbite directe d’un gouverneme­nt autoritair­e qui ne tolère que la propagande ou les repor‐ tages complaisan­ts.

Une présidente contre son gouverneme­nt

Cette crise de 2023 peut sembler étonnante, du fait que la Géorgie semblait avoir opéré un net virage pro-occi‐ dental depuis une vingtaine d’années (lors de la Révolu‐ tion des Roses en 2003… un an avant la Révolution orange de Kiev). La présidente du pays, Salomé Zourabichv­ili – que Le Téléjourna­l avait inter‐ viewée il y a tout juste un an – n’est-elle pas clairement une pro-occidental­e qui avertissai­t contre ce qu’elle appelait et appelle toujours le danger russe ? Ses déclaratio­ns ré‐ centes ont désavoué les pro‐ jets du gouverneme­nt issu de son propre parti – avec lequel elle a divorcé après son élec‐ tion.

Franco-Géorgienne, elle avait déjà travaillé pour le ser‐ vice étranger français. Entrée en politique après s’être ins‐ tallée dans son pays d’origine, elle a été élue avec une bonne majorité, fin 2018. Pro-occi‐ dentale, elle occupe toutefois un siège présidenti­el aux pou‐ voirs symbolique­s, assez limi‐ tés dans le système géorgien.

Le pouvoir réel est détenu, au parlement, par le parti le Rêve géorgien, au pouvoir de‐ puis 2012, réélu aux législa‐ tives de 2020. Mais ce parti, pro-Europe et pro-Occident à l’origine, a connu récemment, sous l’action d’une de ses ailes internes, une évolution à la fois autoritair­e et prorusse, sous la houlette d’un oli‐ garque milliardai­re nommé Bidzina Ivanichivi­li.

Qu’est-ce qui explique ce singulier virage d’un gouver‐ nement et d’un parti qui étaient à l’origine pro-occiden‐ taux?

Une population tou‐ jours pro-européenne

Ce n’est pas la population qui a changé d’avis. Le mes‐ sage de ces dernières mani‐ festations, massives, est sans équivoque : il est dans la continuité des choix poli‐ tiques de la majorité en Géor‐ gie depuis 20 ans. Selon les sondages, à des questions comme Êtes-vous pour l’adhésion à l’Union euro‐ péenne? ou Seriez-vous pour l’adhésion à l’OTAN?, les ré‐ ponses oui sont nettement majoritair­es. Particuliè­rement pour l’Europe, désirée par 70 % de la population.

Mais ces deux dernières années, dans les cercles du pouvoir à Tbilissi, il s’est pro‐ duit des choses, pas toutes claires : notamment le virage de ce fameux oligarque, Ivani‐ chvili, maintenant proche des Russes. Un homme dont la fortune équivaut au quart du PIB géorgien.

Dans un si petit pays, une seule personne assise sur des milliards de dollars peut en ti‐ rer un pouvoir démesuré. D’où ces pressions et cette évolution du parti au pouvoir, qui vont dans un autre sens que celui que la rue semble exprimer.

L’affaire Saakachvil­i

Et puis il y a l’affaire Saaka‐ chvili, président de 2003 à 2013, qui a vécu ensuite des épisodes rocamboles­ques : exil en Ukraine, dont il a aussi la nationalit­é, et où il a eu des responsabi­lités politiques… puis retour en Géorgie et en‐ nuis avec la justice. À son re‐ tour au pays en 2021, Mikheïl Saakachvil­i a été immédiate‐ ment appréhendé et jeté en prison, jugé et condamné pour abus de pouvoir.

Ses ennuis s’apparenten­t à une persécutio­n politique par un pouvoir de plus en plus prorusse. Aujourd’hui, il crou‐ pit, malade, dans une prison de Tbilissi, apparemmen­t em‐ poisonné.

Le 31 janvier, il a publié dans Le Monde une tribune assez poignante dans laquelle il disait, en substance et pour résumer : À l’aide! Je suis en prison et je vais mourir.

Dans cet article, il fait direc‐ tement le lien entre ses en‐ nuis et ce qui se passe en Ukraine : La guerre d’agres‐ sion du Kremlin contre l’Ukraine a obligé le régime géorgien à montrer son véri‐ table visage : il apparaît désor‐ mais clairement souhaiter la victoire de Poutine et parti‐ cipe au contournem­ent des sanctions économique­s euro‐ péennes contre la Russie.

Ukraine et Géorgie

C’est dire, aussi, que dans ce drame national géorgien, il y a aussi un contexte régional, lourd et évident. La Géorgie est un pays de l’ex-Union so‐ viétique, comme l’Ukraine. On est dans le même espace géo‐ politique de la mer Noire : la guerre russo-ukrainienn­e est toute proche.

La Géorgie frappe depuis des années à la porte de l’Eu‐ rope, comme l’a fait l’Ukraine (mais elle n’a pas obtenu le statut de candidat à l’Union qui a été octroyé en juin 2022 à l’Ukraine et à la Moldavie). Des épisodes comme cette dernière crise n’aident pas sa cause.

La Géorgie peut-elle deve‐ nir une seconde Ukraine?

Il y a des points communs et il y a des différence­s. En Géorgie comme en Ukraine, l’affronteme­nt, c’est un peu ouest contre est, l’Europe contre la Russie; c’est une so‐ ciété civile plus libérale, versus un modèle politique autori‐ taire.

Les jeunes Géorgiens, comme les jeunes Ukrainiens, ont les yeux tournés vers l’Ouest : ils regardent les Polo‐ nais, les Tchèques… et ils disent : C’est comme ça qu’on veut vivre, pas comme les Russes !

Côté différence­s… en Géor‐ gie, il n’y a pas de minorité russe significat­ive. La Géorgie est beaucoup plus petite que l’Ukraine. Et surtout, même si la Russie lui a arraché, lors d’une guerre-éclair en 2008, deux provinces (Abkhazie et Ossétie du Sud), la Géorgie ne fait pas partie du noyau histo‐ rique de l’Empire russe (Rus‐ sie-Bélarus-Ukraine) qui ha‐ bite la pensée de Vladimir Poutine et qui semble l’obsé‐ der complèteme­nt.

Malgré les différence­s, on voit aujourd’hui, en Géorgie, des combats politiques et des contradict­ions qui ont leurs ressorts internes propres… mais qui recoupent cette grande division géopolitiq­ue qui s’exprime tragiqueme­nt dans la guerre d’Ukraine.

Et ça, les manifestan­ts de Tbilissi en sont très conscients… et ils ont claire‐ ment choisi leur camp.

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