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L’entreprise Tero : un échec entreprene­urial?

- Annie Hudon-Friceau

Sylvie Gagné habite TroisPisto­les depuis trois ans. Elle ne peut plus faire de compost dans sa cour, comme elle le faisait aupa‐ ravant à la campagne.

Nous autres, on est habi‐ tués de faire du compost. Les plus vieux [de la famille], on fait ça depuis le début des an‐ nées 1980. [...] Le compost dans la cour [...] en ville, ça a tendance à attirer les bibittes, raconte-t-elle.

C’est alors que son frère lui parle de l’appareil Tero. Un pe‐ tit appareil qui transforme les restes de table en engrais. Une invention de Valérie Lali‐ berté et Élizabeth Coulombe, deux jeunes diplômées de l’École de design de l’Universi‐ té Laval, à Québec.

Un concept emballant

Sylvie commande, avec son frère, un appareil Tero en octobre 2021. Un achat de 684 $ avec les taxes.

Ça ne prend pas beaucoup de place. Tu pèses sur le piton la nuit, puis le lendemain, ton compost est prêt. Tu peux en disposer dehors, dans ton jar‐ din ou faire ce que tu veux avec. Ça fait que je trouvais que c'était propre [...] sans odeur. [...] Puis c'était fait ici, par des gens d'ici, souligne-telle.

Elle devait avoir son appa‐ reil Tero au printemps 2022, mais elle ne l’a jamais reçu. La livraison est sans cesse repor‐ tée. Le premier email disait qu'il y avait des petits pro‐ blèmes avec l'approvisio­nne‐ ment des pièces dus à la CO‐ VID. [...] Rendu au mois de juin, [...] je leur ai demandé qu'est-ce qui arrivait. On a en‐ core des problèmes d'appro‐ visionneme­nt.

Livraison sans cesse re‐ portée

En décembre, Tero lui an‐ nonce qu’elle ne pourra rece‐ voir son appareil avant le mois d’avril ou peut-être même juin 2023. Sylvie Gagné est découragée.

Là, non. J'ai dit à mon frère : "On ne l’aura jamais." Sylvie Gagné

Cette cliente est loin d’être la seule. Des 8000 appareils vendus, 3500 n’ont toujours pas été livrés. Certains clients attendent depuis plus de trois ans.

C’est le cas de Céline Duval, parmi les premières à croire en l’aventure Tero. Tant que je n'ai pas reçu mes appareils, c'est certain que la confiance est ébranlée, très ébranlée, déplore-t-elle.

Dès le lancement de la campagne de financemen­t en 2019, Céline Duval achète quatre appareils. Un investis‐ sement de 1800 $.

J'ai commandé quatre Te‐ ro. Un pour moi et pour cha‐ cun de mes trois enfants, parce que je voulais leur en donner un à Noël. [...] Ça me fâche qu'elles continuent de recevoir des louanges et que moi, j'ai embarqué dans l'aventure et je ne suis pas ré‐ compensée.

Céline Duval

Les louanges dont parle Céline Duval, c’est un prix que les fondatrice­s de Tero ont re‐ çu en novembre dernier : le prix Conscience d’affaires qui récompense les pratiques d’affaires écorespons­ables.

Pour Maarouf Ramadan, spécialist­e du démarrage d’en‐ treprise et professeur à l'Uni‐ versité de Sherbrooke, les re‐ tards ne sont pas justifiés.

Quand je vois qu'il y a des clients qui attendent depuis deux ou trois ans, ce n'est pas normal. Bien sûr, on avait une période assez difficile, [...] celle de la COVID. [...] Mais ça fait quand même plusieurs mois qu'on est revenus à une situa‐ tion beaucoup plus normale. Aujourd'hui, à mon avis, ces conditions-là ne peuvent pas être mobilisées pour expli‐ quer la situation dans l'entre‐ prise.

Maarouf Ramadan, profes‐ seur en entreprene­uriat, l’Uni‐ versité de Sherbrooke

Un projet de plus de 2,5 millions $

Les deux entreprene­ures avaient pourtant les coffres bien garnis et ont profité d’une importante couverture médiatique. Leur campagne de sociofinan­cement a généré un buzz sur les médias so‐ ciaux et a permis d’amasser 1 750 000 $. Tero a également bénéficié d’une subvention gouverneme­ntale de 250 000 $.

Sans compter qu’un inves‐ tisseur privé, Germain La‐ monde, a investi 800 000 $ dans l’aventure Tero. Il est au‐ jourd’hui le troisième action‐ naire de l’entreprise.

Un projet entreprene­urial qui a commencé dès le début avec une levée de fonds via une campagne de finance‐ ment participat­if de 2 mil‐ lions de dollars à peu près. Je peux vous dire, c'est rare qu'on a ce type de projet. [...] Qu'est-ce qu'elles ont fait avec cet argent-là?

Maarouf Ramadan, profes‐ seur en entreprene­uriat, Uni‐ versité de Sherbrooke

Les dirigeante­s de Tero ont refusé notre demande d’en‐ trevue, mais nous écrivent que l’entreprise s’excuse au‐ près de sa clientèle et a l’in‐ tention de livrer tous les ap‐ pareils d’ici la fin de l’année.

Des discussion­s ont cours en ce moment entre Tero et ses différents partenaire­s. Ces discussion­s sont soumises à des ententes de confidenti­ali‐ té, ce qui fait en sorte que Te‐ ro ne peut partager toutes les réponses aux questions pour l’instant.

Élizabeth Coulombe, Tero

L’appareil Tero sur marché de la revente le

Curieuseme­nt, alors que l’appareil est en rupture de stock sur le site officiel de Te‐ ro, on en trouve facilement sur Internet, en revente, à moindre coût.

En quelques clics, nous en dénichons une cinquantai­ne. Pour certains, Tero génère trop d’engrais, pour d’autres, il fonctionne trop longtemps et il est bruyant.

Tero se défend en nous précisant que l’entreprise a li‐ vré plus de 4000 appareils de‐ puis septembre 2021. La grande majorité de nos clients sont très satisfaits, affirme Éli‐ zabeth Coulombe.

Des signaux d’un échec entreprene­urial

Maarouf Ramadan y voit des signaux inquiétant­s.

C'est des signaux qui nous montrent qu'il y a un sérieux problème, parce qu'au niveau opérationn­el, ça ne fonc‐ tionne pas. Au niveau livrai‐ son, ça ne fonctionne pas. Au niveau des ventes, ça ne fonc‐ tionne pas.

Maarouf Ramadan, profes‐ seur en entreprene­uriat, l’Uni‐ versité de Sherbrooke

Est-ce que cette entre‐ prise-là, aujourd'hui, tout sim‐ plement, est mal gérée, mal menée? [...] Tous les signaux faibles [...] qu'on a aujourd'hui [...] ça m'amène à dire que ce projet entreprene­urial va vers un échec entreprene­urial, ob‐ serve-t-il.

Sylvie Gagné en a assez d’attendre. Elle exige mainte‐ nant un remboursem­ent. Je trouve ça dommage. C'était un beau projet, soutient-elle.

Mais elle n’a pas complète‐ ment perdu confiance. Elle souhaite un jour acheter un Tero sur le marché de la re‐ vente.

La rétrofactu­ration, une option envisageab­le

Sylvie Gagné a fait une de‐ mande de rétrofactu­ration à son émetteur de carte de cré‐ dit, et son compte a été crédi‐ té. C'est ce que recommande l'Office de la protection du consommate­ur.

Et même si votre achat a été fait dans le cadre d'une campagne de sociofinan­ce‐ ment, vous pourriez avoir droit à la rétrofactu­ration.

Le reportage d'Annie Hu‐ don-Friceau et de France La‐ rocque est diffusé à La facture le mardi à 19 h 30 et le samedi à 12 h 30 à ICI Télé.

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