Radio-Canada Info

Le vin chilien comme nous le connaisson­s peu

- Michel Labrecque

Bienvenue dans la vallée de Casablanca. Non, ce n’est pas le Maroc. Nous sommes au Chili, entre la métropole Santiago et la ville mythique de Valparai‐ so, au bord du Pacifique. Nous sommes cernés par deux chaînes de mon‐ tagnes, la magnifique cor‐ dillère des Andes et la plus modeste cordillère de la Côte.

Sur la terrasse du vignoble Villard, le propriétai­re, Thierry Villard, regarde son domaine. Nous sommes privilégié­s parce qu’il a plu cet hiver, c’est pour ça que tout est vert, dit ce Français d’origine qui vit au Chili depuis plus de 30 ans.

Car les changement­s cli‐ matiques ont réduit de deux tiers la quantité de précipita‐ tions annuelles au cours des dernières années, mais 2022 a échappé à la tendance. Dans tout le Chili, comme dans d’autres pays, le climat oblige les vignerons à changer leurs pratiques.

Nous nous sommes ren‐ dus dans cette vallée viticole parce qu’elle détonne de l’image qu’on se fait du vin chilien. Ici, pratiqueme­nt pas de cabernet sauvignon, de carménère ou de merlot. Beaucoup de chardonnay, de pinot noir et de sauvignon blanc.

Quand je suis arrivé ici, il y a 35 ans, Casablanca, ce n’était rien, raconte Thierry Villard. Il y avait moins de 200 hectares de vigne. En 20 ans, ça a grimpé à 6000 hectares. Aujourd’hui, il y a environ 15 vignobles dans cette vallée qui est l'une des plus récentes du Chili viticole.

Quand j’ai commencé à planter du pinot noir, on m’a dit que j’étais fou, ajoute Thierry Villard en prenant une gorgée du Villard Le Chardon‐ nay Grand Vin.

Aujourd’hui, le pinot noir de Villard reçoit de très bonnes critiques internatio‐ nales. Son fils, Jean-Charles, est oenologue. Je voulais faire de la qualité, renchérit Thierry Villard. Mais ce parti pris a un prix : On ne peut pas faire de la qualité à grande échelle, ça devient trop industriel.

Il faut raconter cette his‐ toire à l’étranger parce que tout le monde pense que les vins chiliens sont bas de gamme, ajoute la sommelière de Villard, Alejandra Gutierrez. Je ne veux pas dire du mal des vins industriel­s, mais on ne peut pas leur demander d’ex‐ primer le terroir, l’identité.

Quand on demande à Ale‐ jandra Gutierrez et à Thierry Villard de comparer leurs chardonnay et pinot noir aux Bourgogne et Chablis français, ils répondent : Il ne faut sur‐ tout pas que ça goûte la même chose. Le terroir de Ca‐ sablanca n’est pas le terroir de la Bourgogne.

On fait de très bons vins à qualité égale avec, non pas les grands Bourgogne, mais les bons Bourgogne, et pour beaucoup moins cher.

Comment expliquer l’en‐ gouement pour les cépages bourguigno­ns dans cette val‐ lée chilienne?

Parce que cet écosystème entre montagne et océan crée un climat plus frais que dans la vallée voisine de Maipo, près de Santiago, où sont si‐ tués les grands vignobles cen‐ tenaires. La températur­e dé‐ passe rarement 25 degrés et baisse rapidement le soir, c’est très bon pour nos cé‐ pages, dit Julio Donoso, cofon‐ dateur de Montsecano, un autre vignoble artisanal qui fait des vins biodynamiq­ues.

Ce vignoble est issu d’une alliance improbable entre trois Chiliens et un viticulteu­r alsacien, André Ostertag. Julio Donoso est photograph­e pro‐ fessionnel. Il a vécu très long‐ temps en France et c’est dans ce contexte qu’il a rencontré

Ostertag. Je l’ai convaincu de venir au Chili et il a été com‐ plètement séduit par la lu‐ mière et la terre.

Les premiers millésimes sont sortis en 2008. Le succès critique a été immédiat.

Dans une entrevue don‐ née en 2012 au magazine Vino Mundo, André Ostertag affir‐ mait qu’au Chili le vin est sou‐ vent coupé de son terroir à cause de pratiques basées sur une irrigation intensive qui aboutit à une viticultur­e hors

sol. Autrement dit, les vignes sont coupées de la terre. Ce qui contribue au profil gusta‐ tif caricatura­l des vins chiliens.

Chez Montsecano, comme chez Villard, on a plutôt fait le contraire. Créer des vins de terroir distinctif­s. Ces deux vi‐ gnobles ont fait partie d’un re‐ groupement de vignerons in‐ dépendants et artisanaux qui défendent leur propre vision du vin chilien. MOVI regroupe aujourd’hui pas loin de 40 vi‐ gnobles de différente­s régions du pays.

Une envie de plusieurs oenologues de faire quelque chose de plus authentiqu­e, de plus simple, affirme Julio Do‐ noso. Et ça a fait beaucoup de bruit auprès des critiques.

Chez Montsecano, on fait avant tout du pinot noir, avec du pinot blanc et du chardon‐ nay. Aujourd’hui, André Oster‐ tag est rentré en France. Julio Donoso et ses associés as‐ surent la suite des choses.

L’important, c’est de savoir où on veut aller, affirme M. Donoso. Il y a des vigne‐ rons de plus en plus innova‐ teurs et il y a des cépages au Chili qui donnent de très bons vins. Il ne veut pas diaboliser les vins plus industriel­s. Eux, ils font boire le monde et, grâce à eux, nous avons la possibilit­é d’exporter.

Par contre, un même défi attend tous les vignobles. Les changement­s climatique­s et le manque d’eau ont réduit de moitié la superficie viticole dans la vallée de Casablanca. Cela fait en sorte qu’on plante de nouveaux cépages, comme la syrah et le gre‐ nache. Il existe un remède po‐ tentiel : la désalinisa­tion de l’eau du Pacifique. Mais, pour le moment, la technologi­e existante est très coûteuse.

Mais on va encore faire de l’excellent pinot noir; peutêtre que le sauvignon blanc pourrait être menacé, ajoute le vigneron de Montsecano.

Nous avons visité un autre vignoble distinctif au coeur de la vallée de Casablanca : La Bodega RE. RE pour renaître, redécouvri­r, recréer.

Ici, on crée des vins inno‐ vateurs tout en se plongeant dans le passé du Chili. On ne se gêne pas pour mélanger al‐ lègrement les cépages, ce qui constituer­ait un sacrilège dans les vignobles français.

Au Chili, comme dans d’autres pays du Nouveau Monde, les assemblage­s de vins sont répandus. Mais chez RE, on pousse le bouchon très loin. On fabrique du chardon‐ noir, un mélange de chardon‐ nay et de pinot noir. En ver‐ sion blanc ou rouge. Ainsi que du pinotel, un assemblage ro‐ sé de pinot et de moscatel.

Nous sommes les pion‐ niers d’une nouvelle façon de faire du vin, dit Cristian Agui‐ leira, sommelier chez RE. Ce vignoble est issu de la famille du premier oenologue à avoir planté des raisins dans cette vallée, en 1982 : Pablo Moran‐ dé Lavin, qui possède son propre vignoble. RE est le ter‐ rain de jeu de ses enfants. Fondé en 2008, c’est un très jeune vignoble. Mais la famille Morandé s’intéresse aussi aux traditions.

Le cépage carignan est l'un des plus anciens au Chili, im‐ porté d’Espagne il y a plus de 300 ans. Pendant longtemps, ce raisin était considéré comme un gros vin qui tache. Mais aujourd’hui, on le redé‐ couvre, au Chili comme en France. Et ces vieilles vignes, conjuguées à la connaissan­ce viticole d’aujourd’hui, donnent des résultats éton‐ nants.

La famille Morandé fait partie d’un mouvement de re‐ vitalisati­on du carignan, qui ne pousse pas dans la vallée de Casablanca, mais plutôt dans des vallées plus au sud. Les raisins ancestraux sont cueillis dans la vallée de Maule, mais ils sont mis en fûts et fabriqués à Casablan‐ ca.

Cela donne encore des mélanges comme le caber‐ gnan et le syragnan, mélange de carignan, de syrah et de ca‐ bernet sauvignon.

Pour le sommelier de RE, les vins chiliens vont conti‐ nuer de se diversifie­r, sous l’influence d’oenologues de plus en plus curieux. Il y a de plus en plus de producteur­s du nord au sud du pays, et il est important que les étran‐ gers connaissen­t aussi les pe‐ tits producteur­s.

Automatiqu­ement, quand on pense au Chili, on pense vin rouge, cabernet sauvi‐ gnon, carménère, mais c’est tellement plus que ça, nous dit Véronique Rivest, somme‐ lière québécoise primée, chro‐ niqueuse de vin et cofonda‐ trice du resto-bar Soif, à Gati‐ neau.

Véronique Rivest se pas‐ sionne pour les vins du monde entier. Elle connaît bien le Chili, où elle s’est ren‐ due à plusieurs reprises. Nous voulions discuter avec elle pour nous permettre d’avoir une vision plus large du nou‐ veau vin chilien.

Casablanca a été une des premières régions alterna‐ tives. Ensuite, il y a eu la vallée de Limari, plus au nord, où on a découvert des terroirs diffé‐ rents de l’image caricatura­le qu’on se faisait du vin chilien. Mais maintenant, mon atten‐ tion est vraiment centrée sur le sud, les vallées de Bio Bio, d’Itata, et le sud de la vallée de Maule.

Véronique Rivest, somme‐ lière et chroniqueu­se

Dans ces vallées, il y a plein de viticulteu­rs innovateur­s. Ce sont des jeunes qui tra‐ vaillent en dehors des codes, avec un côté un peu hippie, ajoute Véronique Rivest. Mais il y a des trésors incroyable­s qui passent aussi par la revita‐ lisation de vieux cépages. En plus du carignan, il y a aussi le pais, un cépage qui a d’abord servi à faire du vin de messe et qui est aujourd’hui redé‐ couvert. C’est notre gamay, dit Julio Donoso de Montseca‐ no.

On trouve également du cinsault. Avec des essais en vins naturels et bio dyna‐ miques. Bref, ça bouge dans le sud.

Véronique Rivest se garde de généralise­r : Il y a des mau‐ vais vins artisanaux et d’excel‐ lents vins des plus grands vi‐ gnobles de la région de San‐ tiago. Et ce n’est pas qu’au Chili que la dichotomie entre vin artisanal et vin industriel existe. C’est aussi le cas en Es‐ pagne et en France notam‐ ment. Il y a aussi de plus en plus de consommate­urs qui réclament des vins plus équi‐ tables, plus ancrés locale‐ ment, qui tendent à modifier les pratiques des vignobles plus industriel­s.

Nous n’avons pas fini d’en‐ tendre parler du vin chilien. L’histoire ne fait que commen‐ cer.

Et si l’envie de déguster un de ces vins vous prenait, il faudra vous armer de pa‐ tience parce que ces produits sont pratiqueme­nt inexis‐ tants sur les tablettes de la SAQ ou il faudra faire appel à un importateu­r privé.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada