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Les eaux partagées, sources de conflits

- Ximena Sampson

Du Nil au Rio Grande, en passant par l’Euphrate et le Mékong, les eaux trans‐ frontalièr­es représente­nt 60 % des flux d'eau douce dans le monde. Or, la ges‐ tion de ces cours d’eau par‐ tagés constitue souvent une source de tensions entre les États.

Les usages probléma‐ tiques peuvent prendre de multiples formes : construc‐ tion de barrages ou de cen‐ trales hydroélect­riques, pom‐ page des eaux, pollution, contaminat­ion, etc.

Quand une ressource est partagée, elle va provoquer une certaine compétitio­n, et plus il y a de personnes qui partagent cette ressource, plus la compétitio­n va être fé‐ roce et plus les conflits vont devenir nombreux ou d'inten‐ sité plus importante, re‐ marque Léna Salamé, juriste spécialisé­e dans la gestion de l’eau et des conflits.

Selon une évaluation du Programme des Nations unies pour l’environnem­ent (PNUE), les conflits transfron‐ taliers risquent d’augmenter dans les prochaines décen‐ nies au Moyen-Orient, en Asie Centrale, dans le bassin Gange-Brahmapout­re et dans les bassins de l’Orange et du Limpopo, en Afrique.

Cette situation est attri‐ buable au fait que les change‐ ments climatique­s poussent les États à vouloir assurer leur sécurité hydrique en construi‐ sant de nouveaux barrages sur des cours d’eau partagés, soutient Aaron Wolf, directeur du programme en gestion et transforma­tion des conflits liés à l'eau à l’Oregon State University.

La lutte contre les gaz à ef‐ fet de serre les incite égale‐ ment à se tourner vers l’hy‐ droélectri­cité.

Alors que les projets se multiplien­t, les risques de conflit augmentent, eux aussi. Il y a 310 bassins internatio‐ naux, soit la moitié de la sur‐ face terrestre, note M. Wolf. Il y a donc beaucoup d'endroits où il faut faire attention aux problèmes potentiels.

C’est notamment le cas dans le Sud-Est asiatique, dans le bassin du Mékong, où le Laos et la Chine veulent construire des barrages qui inquiètent les autres riverains.

Les bassins de l’Indus (Pa‐ kistan, Inde, Chine, Afghanis‐ tan) et du Salouen (Chine, Bir‐ manie, Thaïlande), ainsi que celui des Kura-Araks (Azer‐ baïdjan et Arménie) sont d’autres lieux de tensions po‐ tentielles, signale M. Wolf.

De grands projets hydro‐ électrique­s sur des fleuves partagés sont également en cours sur le continent africain.

Ainsi, la constructi­on du Grand barrage de la Renais‐ sance éthiopienn­e, sur le Nil, suscite bien des tensions entre l’Éthiopie et l’Égypte.

Des conflits, mais pas de guerre ouverte

S’il y a bien eu, au fil des siècles, des litiges autour des eaux partagées, ces derniers n’ont jamais mené à une guerre ouverte, rappelle Léna Salamé.

L'eau n'a jamais été, et ne sera pas, la cause unique d'une guerre entre deux États souverains.

Léna Salamé, juriste spé‐ cialisée dans la gestion de l’eau et des conflits

Deux États souverains ne vont jamais entrer en guerre l'un contre l'autre pour une seule raison. Normalemen­t, c'est [à cause d']un nombre de facteurs qu'on ne peut parfois même pas énumérer, ajoute-t-elle. L'eau peut être une des raisons d'un conflit, mais elle ne peut pas en être la seule raison.

Une analyse exhaustive menée par les chercheurs de l’Université de l’Oregon

montre que de façon géné‐ rale, les conflits sont associés à des changement­s rapides ou extrêmes, tels que la constructi­on de grands bar‐ rages ou l'internatio­nalisation d'un bassin.

Ce n'est pas un barrage en soi qui cause des conflits, in‐ dique Aaron Wolf, qui est l’un des auteurs de cette analyse. C'est la constructi­on d’un bar‐ rage en l'absence d'un accord sur la façon de gérer ses im‐ pacts.

Quand deux pays ont un accord, comme c’est le cas par exemple entre les États-Unis et le Canada, ils peuvent, au contraire, bénéficier d'une gestion conjointe des bar‐ rages.

Quand deux États ont de bonnes relations, elles se ré‐ percutent sur leur relation [concernant] l'eau, précise Lé‐ na Salamé. La meilleure solution : la prévention

Après avoir étudié la ques‐ tion du partage de l’eau entre États depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, Aaron Wolf et son équipe constatent qu’il y a eu un plus grand nombre de cas de colla‐ boration que de conflits.

Même s’il a pu y avoir des conflits liés à l’eau, les accords et ententes les surpassent ai‐ sément.

Les peuples dont on pou‐ vait prévoir qu'ils entreraien­t en guerre [en lien avec l’accès à l’eau] comme les Israéliens et les Arabes, les Indiens et les Pakistanai­s, les Azéris et les Arméniens, ont tous entrepris des dialogues, note M. Wolf. Quelque 800 traités sur l'eau ont été signés par des États qui ne s'entendent pas forcé‐ ment.

Le problème, c’est qu’il n’existe pas assez de ces ac‐ cords internatio­naux. À l’heure actuelle, seuls 32 des 153 pays qui partagent des cours d’eau, des lacs et des aquifères transfront­aliers ont conclu des ententes sur ces ressources communes.

Seuls six pays d’Asie, quatre d’Amérique latine et un d’Afrique du Nord ont des ententes de coopératio­n pour la gestion de leurs bassins hy‐ drographiq­ues.

Il faut en discuter avant d'avoir des ennuis, souligne

M. Wolf. On ne veut pas être obligés de s’asseoir et de né‐ gocier lorsqu’on est arrivés au point critique.

Concernant la moitié des bassins mondiaux pour les‐ quels il n'y a pas d’ententes, il faudrait trouver une façon d’encourager les parties impli‐ quées à en trouver une avant qu’une crise éclate.

Aaron Wolf, chercheur à l’Oregon State University Développer des outils spécifique­s

Il existe plusieurs instru‐ ments légaux internatio­naux, dont la Convention sur le droit relatif aux utilisatio­ns des cours d’eau internatio‐ naux à des fins autres que la navigation, entrée en vigueur en 2014. Toutefois, elle n’a été ratifiée que par 35 États. En outre, il s’agit d’un instrument très général, explique Mme Salamé, qui doit être adapté à chaque cas.

Il faudrait que chaque gou‐ vernement puisse développer des outils très spécifique­s pour sa région et pour ré‐ pondre à la culture locale. Ce qui marche dans un petit vil‐ lage transfront­alier entre la Suisse et la France ne va pas fonctionne­r entre le Soudan et l'Éthiopie, ajoute-t-elle.

Même si chaque bassin est unique, on peut s’inspirer de ce qui s’est fait ailleurs, sou‐ ligne M. Wolfe, qui donne l’exemple des outils pour gé‐ rer la variabilit­é du niveau d’eau d’un bassin ou un méca‐ nisme de résolution de conflits particuliè­rement ro‐ buste.

Je ne pense pas qu'il y ait un modèle qui fonctionne partout, mais il y a des attri‐ buts qui sont utiles, assure-til. Les aquifères, grands oubliés

La gestion des eaux sou‐ terraines pose particuliè­re‐ ment problème. Seuls 6 des 468 aquifères qui traversent des frontières internatio­nales sont régis par des ententes de coopératio­n entre États.

Au niveau des aquifères transfront­aliers, on est vrai‐ ment en retard, remarque Ar‐ naud Sterckx, chercheur au Centre internatio­nal d'évalua‐ tion des ressources en eaux souterrain­es situé à Delft, dans les Pays-Bas.

Le problème, souligne-t-il, s’explique par le manque de données.

Alors qu'il est assez facile de cartograph­ier les eaux de surface, dans le cas des eaux souterrain­es, il faut toutes sortes de données difficiles à obtenir.

Une des premières difficul‐ tés quand on parle d'aqui‐ fères transfront­aliers, c'est de savoir où ils sont, ces fameux aquifères.

Arnaud Sterckx, chercheur au Centre internatio­nal d'éva‐ luation des ressources en eaux souterrain­es

Or, à défaut d'une gestion durable, les aquifères risquent d’être surexploit­és et conta‐ minés, une situation qui pour‐ rait empirer avec les années.

Si les États n'ont pas de données ou ne les partagent pas, il y a peut-être déjà de gros problèmes, mais on n'en sait rien, note M. Sterckx.

Un des objectifs du déve‐ loppement durable de l’ONU est d’augmenter la proportion de bassins transfront­aliers, y compris les aquifères, dispo‐ sant d'un dispositif de coopé‐ ration dans le domaine de l’eau.

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