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Roxham, du rêve au désespoir

- Romain Schué

CHAMPLAIN et PLATTS‐ BURGH, État de New York – « Je n’ai pas de maison ici, je n’ai rien, et c’est pour ça que je voulais traverser au Canada : pour y vivre. »

Assise sur un banc en bé‐ ton devant l’aire de restaura‐ tion d’une station-service de Plattsburg­h, Carlota est per‐ due. Elle lève les yeux au ciel, regarde au loin. La jeune femme est soudain muette. Elle ne peut retenir ses larmes.

Attablée à l’intérieur, tout contre la vitrine qui reflète leur silhouette, sa fille de six ans déguste un beigne au sucre à pleine bouche en jouant sur le téléphone de son père, qui lui glisse quelques mots à l’oreille. Elle ne se doute de rien.

Je ne veux pas retourner en Angola. On a emprunté une route très difficile pour arriver jusqu'ici. Je suis très déçue, très, très triste.

Carlota, une mère de fa‐ mille angolaise

Carlota est arrivée au che‐ min Roxham samedi. Le 25 mars. Quelques heures à peine après l’entrée en vi‐ gueur de la nouvelle Entente sur les tiers pays sûrs, annon‐ cée par le Canada et les ÉtatsUnis lors de la visite de Joe Bi‐ den, à Ottawa, après de longues négociatio­ns.

Impossible pour elle et les siens de rester au Canada en vertu de ce nouvel accord bi‐ latéral qui encadre désormais tous les points d’entrée à la frontière, y compris les pas‐ sages irrégulier­s.

La fin d’un monde. D’un rêve. De l’espoir d’une nou‐ velle vie auquel cette famille angolaise s’accrochait depuis son arrivée au Brésil, en jan‐ vier. En trois mois, ces gens ont franchi une dizaine de pays afin de gagner le nord du continent.

Le jour où on est arrivés, je pensais que c'était fini, cette souffrance, ce long voyage, que ma fille serait bien. On nous disait que le Canada re‐ cevait des immigrants et leur offrait une bonne vie. Mainte‐ nant, on est ici, perdus, confie-t-elle d’un ton abattu.

Des migrants perdus au poste frontalier améri‐ cain

Carlota a passé près de deux jours en détention à la frontière au Canada avant d’être renvoyée aux ÉtatsUnis. Arrêtés au chemin Rox‐ ham par les policiers cana‐ diens, le couple et sa fillette ont été transférés dans les bureaux de l’Agence des ser‐ vices frontalier­s à Saint-Ber‐ nard-de-Lacolle, devant le poste de douane, avant de passer la nuit dans un des nombreux conteneurs instal‐ lés au bord de l’autoroute, destinés à accueillir temporai‐ rement les migrants.

Les agents canadiens les ont ensuite emmenés, comme tant d’autres per‐ sonnes depuis quelques jours, dans les locaux de leurs collègues américains, quelques dizaines de mètres plus loin.

C’est à cet endroit que nous la rencontron­s pour la première fois avec sa fille et son conjoint. Et Brialy, un Congolais qui a lui aussi les larmes aux yeux et qui rêvait d’une vie meilleure au Canada pour lui et ses six enfants, pour l’instant restés dans leur pays d’origine.

Dans ce bâtiment où se présentent des touristes de‐ vant obtenir un visa pour en‐ trer aux États-Unis, les de‐ mandeurs d’asile sont instal‐ lés dans un coin, à côté d’une distributr­ice de boissons su‐ crées et de toilettes. Ils fixent le vide, immobiles.

Des agents américains leur tendent leur passeport, glissé dans une pochette plastique et dans une enveloppe brune, avec le logo du Canada. Vous pouvez partir, maintenant, leur indique un douanier en anglais.

Mais ni Carlota ni les deux autres demandeurs d’asile présents à leurs côtés ne parlent cette langue. Appelez un taxi, vous ne pouvez pas rester là, reprend l’agent de‐ vant des interlocut­eurs incré‐ dules, leurs valises déposées à leurs pieds.

Ces migrants n’ont pour‐ tant personne pour venir les chercher ni cellulaire améri‐ cain. Et aucun wifi n’est offert dans cet espace extrêmemen­t sécurisé pour appeler un proche. Certains disent égale‐ ment n’avoir aucun moyen de paiement.

Un agent leur tend un télé‐ phone de bureau. Et une carte profession­nelle. Celle d’un chauffeur de taxi dont l’entreprise s’appelle Roxham Road Border. Un intitulé un brin ironique pour ces mi‐ grants renvoyés du chemin Roxham.

Ces demandeurs d’asile re‐ foulés ne sont pas les seuls à être perdus. Visiblemen­t désemparé, un agent améri‐ cain évoque une situation folle que lui et ses collègues doivent maintenant gérer. On a eu des centaines de per‐ sonnes, on ne sait pas quoi faire, lâche-t-il, assurant avoir de la peine pour les enfants présents.

Il décrit un bordel désorga‐ nisé. Les Canadiens nous les ramènent. C’est dur. Surtout qu’on a un problème pour se faire comprendre.

Un taxi pour repartir aux États-Unis

Carlota, sa famille et Brialy ont finalement pu grimper dans un autobus en prove‐ nance de Montréal qui s’est arrêté à la frontière avant de poursuivre sa route vers New York. Contre 20 $ comptant, le chauffeur a accepté de les rac‐ compagner à Plattsburg­h.

Ça fait mal. J’ai mal au coeur, je suis fâché, résume Brialy, qui souhaitait ramener ses enfants au Canada.

Je ne suis pas un criminel, je n’ai rien fait de mal. C’était mon rêve d’aller au Canada. Je ne veux pas retourner au Congo.

Brialy, un père de famille originaire du Congo

À Plattsburg­h, au même endroit où ils sont montés dans un taxi samedi pour le chemin Roxham, un autre chauffeur les emmène au Ver‐ mont. Peut-être iront-ils en‐ suite à Portland, indique Car‐ lota en parlant des nombreux refuges dans le Maine pour les demandeurs d’asile.

Car ici, dans le nord de l’État de New York, il n’y a rien pour les accueillir. Même tem‐ porairemen­t. Aucun refuge n’a été prévu pour tous ceux qui ne peuvent pas entrer au Ca‐ nada.

Il s'agit là d'un problème majeur, selon des élus locaux, qui tentent d’alerter Washing‐ ton.

C’est une crise humani‐ taire, mais on n’a aucun plan. On sonne l’alarme.

Michael Cashman, respon‐ sable de la municipali­té de Plattsburg­h

À Plattsburg­h, Michael Cashman réclame une aide ra‐ pide du gouverneme­nt fédé‐ ral. On manque de logements, de nourriture, de services et de commodités pour prendre soin de ces gens, souligne ce superviseu­r municipal.

Les politicien­s canadiens et américains ont simplement poussé le problème de l’autre côté, regrette-t-il. Nos deux gouverneme­nts ont échoué à bien communique­r ensemble, à se coordonner. Ils ont échoué.

À ses yeux, couper les en‐ trées au chemin Roxham pourrait avoir un impact dé‐ sastreux. Certains vont es‐ sayer par les bois ou par les champs des agriculteu­rs, pense Michael Cashman en mettant l’accent sur la dange‐ rosité de telles entreprise­s.

Des exceptions possibles

Malgré cette nouvelle En‐ tente sur les tiers pays sûrs, certaines personnes prove‐ nant des États-Unis peuvent toujours demander l'asile Ca‐ nada, puisque des exceptions existent. Celles-ci concernent par exemple les mineurs non accompagné­s ou encore des demandeurs qui ont des membres de leur famille au Canada.

Des taxis toujours pré‐ sents

Le calme est désormais de retour au chemin Roxham.

À la station-service de Plattsburg­h, les chauffeurs de taxi sont pourtant toujours là. Les mêmes depuis des an‐ nées. Mais le lucratif com‐ merce semble en voie de per‐ dition.

Au petit matin, en ce dé‐ but de semaine, une douzaine de migrants descendent d’un autobus, déterminés à gagner le Canada. Cinq voitures les attendent alors que le soleil n’a pas encore fait son appari‐ tion.

Vous allez à Roxham? lancent deux chauffeurs, qui se pressent devant la porte du véhicule.

Ces familles, ces couples, sont-ils au courant des nou‐ velles restrictio­ns à la fron‐ tière? On ne le saura pas. Mais ils ne veulent pas mettre fin à leur périple au moment où ils sont si près du Canada.

Les chauffeurs leur pro‐ posent finalement d’aller di‐ rectement au poste frontalier. Ça ne sert à rien d’aller à Rox‐ ham, explique un des chauf‐ feurs.

Des numéros de télé‐ phone sont échangés. Certai‐ nement pour venir les récupé‐ rer quelques heures plus tard, si le agents canadiens dé‐ cident de les renvoyer aux États-Unis.

Avec la collaborat­ion de Yanik Dumont Baron

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