L’inculpation de Donald Trump : de nombreux précédents dans le monde démocratique
« République de bananes! » ont tonné les partisans de Donald Trump après son in‐ culpation par la justice de l’État de New York. Selon l’ex-président et ses nom‐ breux soutiens, seul un tel régime, animé par une pas‐ sion vengeresse et ultrapartisane, peut oser accu‐ ser et condamner un exprésident comme lui, dans un État qui se prétend dé‐ mocratique.
Pour tester la véracité de cette accusation – à savoir que les États-Unis seraient une exception maléfique dans le monde démocratique, puisque seules les répu‐ bliques de bananes peuvent faire de telles choses –, il est intéressant de regarder les précédents semblables à cette inculpation, ailleurs dans le monde.
Le cas des dictatures
On ne parle pas ici de ce qu’il advient d’un dictateur après qu’il a été renversé et emprisonné – ou exécuté… souvent par un autre dicta‐ teur! –, mais bien de prési‐ dents ou de présidentes dé‐ mocratiquement élus, ayant perdu le pouvoir à la suite d’une élection, et traînés en‐ suite en justice, par exemple pour corruption ou abus de pouvoir.
Si l’on tentait de dresser la liste des dictateurs renversés et capturés, puis condamnés, souvent de façon expéditive, par le régime d’après, on n’en aurait pas fini. On pourrait ci‐ ter une foule d'exemples de l’Antiquité jusqu’aux dou‐ zaines de dictateurs latinoaméricains des 19e et 20e siècles jetés en prison par leurs successeurs avant, dans certains cas, de revenir au pouvoir, tels le général Alcazar et le général Tapioca qui se renversent et se remplacent périodiquement dans les aventures de Tintin.
Au cours des périodes postdictature, il y a plusieurs cas de figure, plus ou moins démocratiques et stables, se‐ lon les cas. En Irak, Saddam Hussein, renversé par l’enva‐ hisseur américain, sera jugé puis exécuté par la justice de son pays sous l'occupation des États-Unis. Le résultat, après 20 ans de massacres et de drames, est un pays in‐ stable, à la démocratie incer‐ taine.
En Serbie, aujourd’hui considérée comme un pays démocratique, l’ex-président Slobodan Milosevic, renversé en 2000 par un soulèvement intérieur, sera jugé par la jus‐ tice internationale à La Haye, où il mourra en captivité en 2006 sans avoir reçu son ver‐ dict.
Aux Philippines, le renver‐ sement du dictateur Ferdi‐ nand Marcos, en 1986, qui prend la fuite sans être jugé, aboutira au rétablissement d’une démocratie. Mais avec la persistance de tendances dynastiques : de grandes fa‐ milles se partagent le pouvoir, tout en se soumettant pério‐ diquement au verdict des urnes.
Résultat : en 2022, le nou‐ veau président élu démocrati‐ quement est un dénommé Ferdinand Marcos junior, loin‐ tain successeur de son papa, déchu 35 ans plus tôt. La re‐ vanche démocratique du fils de dictateur.
De plus en plus d’États poursuivent leurs anciens dirigeants
En limitant le regard au monde démocratique – avec des élections libres, une divi‐ sion des pouvoirs et une jus‐ tice indépendante (reconnue comme telle) sans putschs ni guerres à l’horizon –, que trouve-t-on en fait d’ex-hauts dirigeants poursuivis et condamnés?
Eh bien, que contraire‐ ment à l’affirmation des trum‐ pistes en colère, les États dé‐ mocratiques font de telles choses, et de plus en plus. Au 21e siècle, les condamnations d’anciens chefs d’État ou de gouvernements, populistes ou non, sont devenues relati‐ vement courantes dans de nombreuses démocraties.
Citons, en rafale, des pays où on a vu de telles condam‐ nations au cours des 20 der‐ nières d’années : Italie, France, Corée du Sud, Argentine, Bré‐ sil, Pérou, Afrique du Sud, Is‐ raël, Pakistan.
En remontant un peu plus loin, jusqu’aux dernières dé‐ cennies du 20e siècle, on peut aussi inclure le Japon dans cette liste, avec la condamna‐ tion en 1983 de l’ancien pre‐ mier ministre Kakuei Tanaka, qui avait reçu des millions en pots-de-vin de la compagnie Lockheed Aircraft. Mais à l’époque, de telles condamna‐ tions étaient rares.
Aux États-Unis, le scandale du Watergate (1972-1974), s’il a abouti à la démission forcée du président Richard Nixon (alors qu’une procédure de destitution s’amorçait), n’a ja‐ mais mené à un procès ou à une condamnation, du fait du pardon accordé à Nixon par son successeur, Gerald Ford.
Dans l’actualité immé‐ diate : Israël et Pakistan
Dans l’actualité la plus ré‐ cente, il y a Israël. Bien que, dans ce cas, la condamnation n’ait pas (encore) eu lieu. Be‐ nyamin Nétanyahou est pre‐ mier ministre en exercice de‐ puis 2009, bien qu'il soit briè‐ vement devenu un ex en 2021 avant de revenir au pouvoir, fin 2022.
La particularité, ici, c’est que ce chef de gouvernement est, depuis plusieurs années déjà, mis en cause par la jus‐ tice (en l’occurrence dans trois procès pour trafic d’influence et corruption depuis 2020), sans être obligé légalement de démissionner ni se sentir moralement tenu de le faire.
Au contraire, Nétanyahou, revenu au pouvoir il y a trois mois, a demandé à ses mi‐ nistres de changer le régime judiciaire à son profit, avec l’affaiblissement de la Cour su‐ prême et la politisation de la nomination des juges. Cette tentative non aboutie est au‐ jourd’hui en suspens, après les manifestations monstres d’une bonne partie de la so‐ ciété israélienne contre lui.
Maintenant, on pourrait demander à Donald Trump s’il pense qu’Israël est une répu‐ blique de bananes.
Il y a aussi le cas tout ré‐ cent d’Imran Khan, ex-pre‐ mier ministre du Pakistan, destitué par le Parlement il y a exactement un an. Le 18 mars, accusé de corrup‐ tion, il s’est présenté devant la justice alors que ses partisans manifestaient par dizaines de milliers, à Islamabad. Certains voulaient empêcher physi‐ quement la police d’appré‐ hender leur héros.
La démocratie la plus por‐ tée à arrêter et à condamner d'anciens dirigeants est sans conteste la Corée du Sud : on y a jugé et condamné pas moins de cinq anciens prési‐ dents depuis la fin des années 1990, sans compter un sixième qui s'est suicidé en 2009, à l'époque où il faisait l'objet d'une enquête pour corruption.
Le successeur de ce pré‐ sident avait été à son tour condamné à 17 ans de prison pour corruption. Et la prési‐ dente suivante, Park Geunhye, qui a assumé ses fonc‐ tions de 2013 à 2017, a été condamnée à un total de 25 ans de prison pour corrup‐ tion et abus de pouvoir. Ce‐ pendant, la plupart de ces condamnés ont bénéficié de grâces présidentielles subsé‐ quentes, après une, deux ou trois années de réclusion. Soli‐ darité des présidents de gauche et de droite!
Toutefois, au Pérou, l’exchef d’État Alberto Fujimori – un président putschiste, il est vrai, bien qu’il eût dans un premier temps gagné honnê‐ tement des élections, au dé‐ but des années 1990 – n’a pas eu cette chance, puisqu’il purge toujours une peine de 25 ans pour répressions san‐ glantes, meurtres, enlève‐ ments et détournement de fonds durant sa décennie au pouvoir.
France et Italie
Plus près de nous, il y a l’Europe. On pense à des per‐ sonnages comme l’ancien pré‐ sident français Nicolas Sarko‐ zy et l’ancien premier ministre italien Silvio Berlusconi.
Depuis un quart de siècle, les pouvoirs judiciaires en France et en Italie ont com‐ mencé à s’attaquer aux politi‐ ciens du plus haut rang, qui étaient auparavant hors de portée, même si la justice dans ces pays libéraux, plura‐ listes et démocratiques était officiellement indépendante, théoriquement habilitée à de telles poursuites.
Mais ce n’était pas encore dans les moeurs.
Berlusconi a été condam‐ né deux fois, en 2011 et en 2012 : pour une incitation à la débauche avec une prosti‐ tuée mineure, et pour un conflit d’intérêts avec ses af‐ faires privées.
Résultat des procès : plu‐ sieurs années d’emprisonne‐ ment… sur papier, puisque Berlusconi n’aura eu à subir, finalement, que quelques mois de liberté surveillée. Oc‐ togénaire avancé, le person‐ nage est revenu en politique après 2020, même si c’est dans un rôle mineur, à l’ombre de Giorgia Meloni, l’ac‐ tuelle première ministre na‐ tionaliste de droite.
Et puis, il y a Nicolas Sarko‐ zy, président de la France de 2007 à 2012, mis en cause dans une foule d’histoires – corruption, financement illé‐ gal de parti politique, trafic d’influence. Une de ces af‐ faires a abouti, en 2021, à une condamnation à un an de pri‐ son, une peine purgée à la maison, avec quelques limita‐ tions à sa liberté.
Politisation de la jus‐ tice?
Dans de tels cas, un peu comme Donald Trump au‐ jourd’hui, les condamnés ont parlé de politisation de la jus‐ tice.
Ces accusations de politi‐ sation sont-elles fondées?
Dans certains cas, oui. En Italie, les juges et les procu‐ reurs penchant à gauche, à partir des années 1990 avec la campagne Mani Pulite, se sont senti pousser des ailes, avec un sens de la mission qui pouvait être, parfois, politi‐ quement motivé.
Mais il y a aussi, comme dans le cas de Jacques Chirac, ancien président français et ex-maire de Paris, condamné pour des emplois fictifs don‐ nés aux copains, le fait que certains délits tolérés dans le monde politique avant Chirac étaient devenus plus tard in‐ acceptables.
Un mot pour finir sur le Brésil, où l’actuel président, Lula da Silva, a passé plus d’un an et demi en prison (2018-2019), pour des his‐ toires où on a pu prouver que certains juges plénipoten‐ tiaires étaient en pleine ven‐ detta politique. On pense à Sergio Moro, ennemi juré de Lula, qui ensuite fera de la po‐ litique aux côtés de l’ex-pré‐ sident Jair Bolsonaro.
Et aujourd’hui, au moment même où Bolsonaro, battu par Lula en octobre dernier, rentre au Brésil, il a devant lui au moins six affaires qui pour‐ raient mener à des procès. Avec, entre autres, une pos‐ sible inculpation pour négli‐ gence criminelle et non-assis‐ tance à personnes en danger, relative à sa gestion chao‐ tique de la pandémie.
Alors non, ce qui arrive présentement à Donald Trump n’est absolument pas sans précédent ailleurs dans le monde démocratique. De‐ puis un quart de siècle, et de plus en plus, de telles pour‐ suites font partie du paysage politique dans bon nombre de pays, aux traditions les plus diverses.