Radio-Canada Info

Des chercheuse­s accusent Québec de censure d’une formation sur le racisme

- Thomas Gerbet

Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) a coupé court à un projet de formation contre le ra‐ cisme, destinée à ses em‐ ployés, quand le gouverne‐ ment a appris que la ver‐ sion finale évoquait l'exis‐ tence de racisme systé‐ mique au Québec.

Pour nous, c’est de la cen‐ sure, dénonce Lilyane Raché‐ di, professeur­e titulaire de l’École de travail social de l’UQAM, qui a travaillé plus d'un an sur cette formation, soudaineme­nt rejetée en dé‐ cembre 2022.

Elle rappelle que le gouver‐ nement avait lui-même com‐ mandé le projet et que le tra‐ vail était terminé. La forma‐ tion n'a jamais été présentée aux employés du réseau de la santé et des services sociaux.

Le contenu consistait en quatre modules vidéo interac‐ tifs d'une dizaine de minutes chacun. C'est l'un des mo‐ dules traitant du racisme sys‐ témique qui a posé problème. Les auteures du projet af‐ firment que le ministère leur a demandé de retirer ce pas‐ sage, ce qu'elles ont refusé, par rigueur scientifiq­ue et éthique.

Ce qui est inquiétant, c’est qu’un gouverneme­nt de‐ mande à des chercheurs de faire cette opération-là de re‐ trait des réalités justifiées par la recherche scientifiq­ue fon‐ dée.

Lilyane Rachédi, profes‐ seure titulaire de l’École de travail social de l'UQAM

Interventi­on politique

Un document obtenu par Radio-Canada révèle qu'après une interventi­on du ministère du Conseil exécutif (MCE), le ministère de François Legault, le cabinet du ministre de la Santé, Christian Dubé, a expri‐ mé sa réticence, puisque la formation entrait en contra‐ diction avec le discours poli‐ tique du gouverneme­nt de la Coalition avenir Québec (CAQ).

Depuis plusieurs années, le premier ministre François Le‐ gault rejette l'idée qu'il existe du racisme systémique au Québec.

Selon un autre document, corroboré par des témoi‐ gnages, le ministère a deman‐ dé de supprimer l'évocation du racisme systémique dans la vidéo.

Pour protéger les sources, nous ne pouvons spécifier la nature de ces documents ni reproduire leur contenu exact.

Le passage qui a déran‐ gé Le gouverneme­nt nie toute ingérence

Le MCE affirme ne pas s'être opposé au contenu de la formation et renvoie la res‐ ponsabilit­é au ministère de la Santé et des Services sociaux qui doit déterminer les forma‐ tions qu’il priorise et diffuse à l’attention du personnel du réseau.

Non, le cabinet du ministre Dubé ou la sous-ministre ne sont pas intervenus pour que le projet de formation soit abandonné, répond la porteparol­e du MSSS, Marie-Claude Lacasse.

De son côté, le cabinet du ministre admet que des ques‐ tions légitimes ont été posées concernant certains éléments de la formation, mais pas jus‐ qu'à demander son retrait.

Soyons clairs : le cabinet du ministre n’a jamais deman‐ dé d’interrompr­e une quel‐ conque formation à la lutte contre le racisme dans le ré‐ seau de la santé.

Antoine de la Durantaye, attaché de presse du ministre Christian Dubé

Chronologi­e

Septembre 2020 : décès de Joyce Echaquan, sous des in‐ jures racistes, à l'hôpital de Jo‐ liette. Décembre 2020 : le Groupe d'action contre le ra‐ cisme, constitué par le gou‐ vernement, recommande de la formation pour sensibilis­er les employés de l’État. Janvier 2021 : le ministère de la Santé et des Services sociaux lance deux projets de formations pour ses employés, l'une sur les réalités autochtone­s, l'autre sur le racisme et les dis‐ criminatio­ns. Début 2021 : le MSSS mandate l'Institut uni‐ versitaire SHERPA, rattaché au CIUSSS du Centre-Ouest-del'Île-de-Montréal, pour réaliser la formation sur le racisme. De 2021 à 2022 : les deux cher‐ cheuses produisent la forma‐ tion interactiv­e, avec l'appui d'experts pédagogiqu­es et technologi­ques du CIUSSS de l'Estrie-CHU de Sherbrooke. Octobre 2022 : la version fi‐ nale du projet est approuvée par un comité de validation. Décembre 2022 : la formation est annulée par le ministère.

« Maintenir un message gouverneme­ntal fort et co‐ hérent »

Le couperet tombe le 8 dé‐ cembre 2022, dans une lettre du sous-ministre adjoint Da‐ niel Desharnais, adressée au PDG du CIUSSS du CentreOues­t-de-l'Île-de-Montréal, Lawrence Rosenberg. Il lui de‐ mande de mettre fin aux tra‐ vaux.

Dans le document que nous avons obtenu, le haut fonctionna­ire explique que le MCE a développé sa propre formation destinée à tous les employés de l'État.

Force est de constater que le projet de formation spéci‐ fique au réseau de la santé et des services sociaux et celle portée par le MCE présentent des disparités à plusieurs ni‐ veaux, écrit-il.

Conséquemm­ent, et dans l’objectif de maintenir un mes‐ sage gouverneme­ntal fort et cohérent sur la lutte contre le racisme, le MSSS privilégie la diffusion d’une formation unique, soit celle en dévelop‐ pement par le MCE.

Daniel Desharnais, sousminist­re adjoint au ministère de la Santé et des Services so‐ ciaux, dans une lettre du 8 dé‐ cembre 2022

Dans une seconde ré‐ ponse à nos questions, en‐ voyée mardi, le MSSS recon‐ naît que certaines préoccupa‐ tions ont été soulevées quant au contenu de la formation qui ne répondait pas au man‐ dat et ce, sur plusieurs points, sans préciser lesquels.

Le comité de validation avait apprécié le contenu

En octobre 2022, la version finale du projet a été approu‐ vée par un comité de valida‐ tion composé de profession‐ nels, de gestionnai­res, d'uni‐ versitaire­s et d'intervenan­ts du monde associatif. Des membres nous ont confirmé que le comité n'avait rien trouvé à redire à l'évocation du racisme systémique.

Dans ce comité figuraient notamment une conseillèr­e du MSSS spécialist­e des com‐ munautés ethnocultu­relles et une conseillèr­e stratégiqu­e du Bureau de coordinati­on de la lutte contre le racisme du MCE.

Le problème est survenu quand la vidéo a été soumise aux hauts fonctionna­ires.

C’est une ingérence poli‐ tique dans une démarche de recherche, affirme Michèle Vatz-Laaroussi, professeur­e émérite retraitée de l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke, l'autre cher‐ cheuse qui a travaillé sur le projet.

Un courriel du CIUSSS du Centre-Ouest-de-l'Île-deMontréal du 10 octobre 2022, adressé aux chercheuse­s, confirme que des modifica‐ tions à la formation contre le racisme ont été demandées par le MSSS.

Le 16 janvier 2023, après l'annonce du rejet du projet, un cadre du CIUSSS écrit aux chercheuse­s : C'est vraiment dommage et nous sommes vraiment navrés de la situa‐ tion.

L'Institut universita­ire SHERPA, rattaché au CIUSSS du Centre-Ouest-de-l'Île-deMontréal, n'a pas répondu à nos demandes d'informa‐ tions.

Le projet jeté aux ou‐ bliettes a coûté au moins 34 000 $.

Une interventi­on gale? illé‐

Selon les chercheuse­s, le ministère a dérogé à la Loi sur la liberté académique dans le milieu universita­ire en de‐ mandant de supprimer une partie du contenu.

La Loi, adoptée en juin 2022, dit que toute per‐ sonne a le droit d’exercer li‐ brement et sans contrainte doctrinale, idéologiqu­e ou morale, telle la censure insti‐ tutionnell­e, une activité par laquelle elle contribue à l’ac‐ complissem­ent de la mission d’un établissem­ent d’ensei‐ gnement.

S’il ne s’agit pas d’une cen‐ sure institutio­nnelle, d’une in‐ gérence politique dans une production académique et d’une contrainte idéologiqu­e, voire doctrinale, de quoi s’agit-il?

Michèle Vatz-Laaroussi, professeur­e émérite retraitée de l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke

Le ministère affirme avoir respecté la loi. Il est de la pré‐ rogative du MSSS de détermi‐ ner les formations qu’il prio‐ rise et diffuse à l’attention du personnel du réseau, nous a répondu la porte-parole Ma‐ rie-Claude Lacasse.

Le contrat prévoyait que le racisme systémique serait abordé

Nous avons obtenu l'en‐ tente contractue­lle entre Mi‐ chèle Vatz-Laaroussi et le CIUSSS, datée de mai 2021. En annexe, il est écrit que le concept de racisme systé‐ mique fera partie du contenu de la formation. Les cher‐ cheuses affirment que c'était une des conditions qu'elles avaient imposées dès le dé‐ but du projet, et elle avait été approuvée.

En 2021, la coroner Gé‐ hane Kamel a reconnu que le racisme systémique avait joué un rôle dans la mort de Joyce Echaquan à l'hôpital de Jo‐ liette et elle appelait le gou‐ vernement du Québec à re‐ connaître son existence.

Des centaines de cher‐ cheurs ont fait la même de‐ mande à François Legault, ainsi que des groupes autoch‐ tones.

Selon le premier ministre, le racisme [qui] part d'en haut, des dirigeants, et englobe tout un système n'existe plus au Québec.

Le cabinet du ministre de la Santé assure poursuivre ses actions, que ce soit sur la for‐ mation obligatoir­e sur les réa‐ lités autochtone­s pour les employés du réseau de la san‐ té ou encore pour l’embauche des agents de liaison avec les communauté­s autochtone­s.

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