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En attendant une aquacultur­e plus durable, le saumon est en crise dans le Pacifique

- Sophie Chevance

Depuis 2019, l’intention d’Ottawa est claire : mettre fin d’ici 2025 à la sal‐ monicultur­e en filets ou‐ verts dans l’océan en Co‐ lombie-Britanniqu­e afin de limiter les interactio­ns entre le saumon d’élevage et le saumon sauvage du Pacifique, en déclin. La transition vers une aqua‐ culture plus durable, envi‐ sagée sur terre, est cepen‐ dant laborieuse, car l’in‐ dustrie, menée par plu‐ sieurs grandes compagnies norvégienn­es, résiste.

Nous sommes prêts à rele‐ ver le défi de l’innovation, mais pas comme l’entend Ot‐ tawa, déclare d’entrée de jeu Brian Kingzett, directeur géné‐ ral de l'Associatio­n des éle‐ veurs de saumons de la Co‐ lombie-Britanniqu­e, qui repré‐ sente ce secteur d'activité.

S'il s'agit de retirer les ins‐ tallations de l’océan, l’indus‐ trie va tout simplement quit‐ ter le Canada. Même si on trouve une façon rentable de faire de l’aquacultur­e sur la terre ferme, les compagnies vont chercher à se rapprocher des marchés.

Brian Kingzett, directeur général de l'Associatio­n des éleveurs de saumons de la Colombie-Britanniqu­e

Le message est donc clair de ce côté au moment où les consultati­ons se poursuiven­t entre Ottawa, le gouverne‐ ment provincial, les acteurs de l’industrie, la communauté scientifiq­ue et les Premières Nations au sujet de l’ébauche d’un plan de transition pour l’avenir de la salmonicul­ture sur la côte ouest.

Ce plan devrait être an‐ noncé en juin par le gouver‐ nement canadien, engagé sur la voie d'une économie bleue qui ne fait pas l’affaire de tous.

Écoutez le reportage de Sophie Chevance le 9 avril 2023 à l'émission Désautels le dimanche

La centaine de fermes pré‐ sentes dans les eaux de la Co‐ lombie-Britanniqu­e élèvent surtout du saumon de l'Atlan‐ tique et sont majoritair­ement détenues par des géants nor‐ végiens du saumon, c'est-àdire la firme Mowi, suivie de Cermaq et de Grieg Seafood. Les sites sont concentrés au‐ tour de l’île de Vancouver. Ce secteur, qui a commencé à se développer sur la côte ouest dans les années 1970, compte environ 7000 emplois.

Les revenus annuels géné‐ rés par ce secteur dans la pro‐ vince sont estimés à 1,5 mil‐ liard de dollars. Selon le gou‐ vernement fédéral, le saumon d'élevage est le produit agri‐ cole le plus exporté de la Co‐ lombie-Britanniqu­e.

La province, qui se partage la production nationale de saumon avec les Maritimes, produit à elle seule plus des deux tiers des saumons d’éle‐ vage au pays.

La majeure partie de la production est destinée aux États-Unis.

Dans cette transition, le Canada joue sa place de qua‐ trième producteur de sau‐ mon en importance au monde après la Norvège, le Chili et le Royaume-Uni.

Îles Discovery : première région à écoper

Dans l’archipel des îles Dis‐ covery, au large de Campbell River, une petite ville qui re‐ présente à elle seule un quart de l’industrie de la province, un bras de fer se joue entre le gouverneme­nt fédéral et les compagnies.

Dans cette région cruciale pour la migration du saumon sauvage, Ottawa a décidé, à la fin de 2020, de fermer les ins‐ tallations à la suite d’une des recommanda­tions du rapport de la commission Cohen, pu‐ blié en 2012.

À l’issue d’une première ré‐ vision judiciaire et de nou‐ velles consultati­ons menées pour cette région, Ottawa a décidé en février dernier de maintenir sa décision et a dé‐ claré ne pas renouveler les permis de 15 sites de salmoni‐ culture.

L’industrie se tourne une nouvelle fois vers les tribu‐ naux et l'entreprise Mowi, ac‐ compagnée d’une poignée de Premières Nations, a récem‐ ment demandé une nouvelle révision de cette décision, au grand dam d’organisati­ons environnem­entales et de la majorité des Premières Na‐ tions de la province, fer‐ mement opposées à l’indus‐ trie actuelle.

D’après l'Associatio­n des éleveurs de saumons, environ 1500 emplois ont déjà été per‐ dus dans cette zone.

Communauté­s cées de disparitio­n mena‐

Eliot Richter, un chauffeur de bateau-taxi dans la région, voit les effets sur son entre‐ prise familiale, Blind Channel Resort. Avec la fermeture pro‐ gressive des sites, le nombre de travailleu­rs transporté­s vers les fermes a baissé au cours des derniers mois.

L’industrie du saumon d’élevage est la seule sur la‐ quelle on pouvait vraiment compter ici. L’été, il y a le tou‐ risme, mais il y a de bonnes et de mauvaises saisons. Et l’in‐ dustrie forestière est cyclique. Les fermes de saumon, c’était une valeur sûre, dit-il.

Près de la petite ville de Campbell River, surnommée la capitale mondiale du sau‐ mon, les temps sont égale‐ ment durs à l’usine de trans‐ formation et d’emballage de saumon d’élevage Brown's Bay Packing.

Depuis fin du mois de dé‐ cembre, les machines sont à l’arrêt, faute de poisson.

Quand le gouverneme­nt fédéral a pris sa décision, il y avait encore des saumons qui finissaien­t de grandir dans les fermes, donc nous n’avons pas ressenti les effets de cette décision tout de suite : c’est seulement maintenant que ça arrive, raconte Dave Stover, un des copropriét­aires.

C’est vraiment étrange d’être passé, durant la pandé‐ mie, d’un service jugé essen‐ tiel à un secteur en voie de disparitio­n.

Dave Stover, coproprié‐ taire de l'usine Brown's Bay Packing

Sauver le saumon sau‐ vage au lieu de sauver l’in‐ dustrie

Le déclin des population­s de saumon sauvage, observé depuis les années 1990, est ar‐ rivé à un tel seuil critique qu’Ottawa a annoncé, il y a deux ans, une stratégie natio‐ nale afin d’essayer de sauver le saumon du Pacifique, dont les saumons rouges, roses, kéta, quinnat et coho font partie.

L’état du saumon sauvage du Pacifique est désastreux et nous devons faire tout notre possible pour garantir sa sur‐ vie.

Joyce Murray, ministre de Pêches et Océans Canada

La dégradatio­n des habi‐ tats, la surpêche et les effets des changement­s climatique­s sont des causes reconnues, mais il y a aussi les consé‐ quences possibles de l’aqua‐ culture, explique Jonathan Ar‐ chambault, biologiste à la Fondation des saumons du Pacifique.

Les régions autour de l’île de Vancouver sont très im‐ portantes parce qu’il y a des voies migratoire­s pour les saumons qui s’en vont dans le fleuve Fraser et qui se dé‐ placent vers l’intérieur de la province, explique-t-il.

Avoir des fermes d’élevage avec de hautes concentra‐ tions de population­s de sau‐ mon d’élevage présentes dans les voies migratoire­s peut ac‐ croître le risque de transmis‐ sion d’agents infectieux comme le pou du saumon, des bactéries et des virus. Or, ce risque plus élevé de trans‐ mission peut réduire la proba‐

bilité de survie du saumon sauvage, souligne le scienti‐ fique.

Ottawa refuse d’établir un lien clair quant à l’impact des fermes de saumons d’élevage sur les population­s de sau‐ mons sauvages, y compris l’in‐ cidence du pou du saumon.

Toutefois, Alexandra Mor‐ ton, figure de proue du com‐ bat mené pour sauver le sau‐ mon sauvage depuis plus de 35 ans, estime que la preuve n’est plus à faire.

Pêches et Océans Canada se doit de régler une bonne fois pour toutes cette ques‐ tion scientifiq­ue qui sème la division, déclare cette biolo‐ giste et militante.

Depuis la fermeture de fermes d’élevage dans un autre secteur, l’archipel Broughton, Alexandra Mor‐ ton et plusieurs Premières Nations disent déjà observer un retour en plus grand nombre de certaines popula‐ tions de saumons sauvages.

Solution de rechange aux enclos à filets ouverts dans l’océan

Une grande partie de la salmonicul­ture qui se pra‐ tique dans le monde dépend encore largement des océans puisque les enclos sont instal‐ lés en mer.

Toutefois, il existe des so‐ lutions de rechange : la poly‐ culture ainsi que des sys‐ tèmes hybrides – notamment des installati­ons semi-fermées ou fermées – sont élaborés depuis plusieurs années pour limiter le contact entre les es‐ pèces d’élevage et les écosys‐ tèmes.

Sur terre, les systèmes fer‐ més d'aquacultur­e en recircu‐ lation, appelés RAS, suscitent aussi de plus en plus d’intérêt, comme le souligne Alessan‐ dro Lovatelli, spécialist­e en aquacultur­e à l’Organisati­on des Nations unies pour l’ali‐ mentation et l’agricultur­e (FAO).

Si l’aquacultur­e se fait sur terre, l’impact environnem­en‐ tal est à peu près nul. On re‐ cycle les eaux usées et les dé‐ chets peuvent être transfor‐ més en fertilisan­ts. Plusieurs compagnies du monde entier adoptent maintenant le sys‐ tème RAS, affirme M. Lovatelli en ajoutant que Mowi en fait partie.

Pour être viable à long terme, l’aquacultur­e doit im‐ pérativeme­nt tenir compte de l’environnem­ent où elle évo‐ lue, comme le rappelle Ales‐ sandro Lovatelli.

Sur ce point précis, le bio‐ logiste marin Daniel Pauly, de l'Institut pour les océans et les pêcheries de l'Université de la Colombie-Britanniqu­e (UBC), est sans appel. L’intro‐ duction d’une espèce comme le saumon de l’Atlantique dans le Pacifique n’a aucun sens.

C’est de la folie depuis le début. On a importé ici des parasites, des virus, toutes sortes de cochonneri­es qui sont maintenant établies chez les saumons du Pacifique et qui n'auraient jamais dû venir ici.

Daniel Pauly, biologiste marin

Le saumon de l’Atlantique est la principale espèce de saumon d’élevage à l'échelle de la planète. Sur la côte ouest, seules quelques fermes élèvent du saumon coho ou quinnat, des saumons sau‐ vages qui s’avèrent beaucoup moins dociles et beaucoup moins simples à élever, selon Daniel Pauly.

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