Radio-Canada Info

Evan Gershkovic­h et la nouvelle réalité des journalist­es étrangers en Russie

- Tamara Altéresco

Je le dis d'entrée de jeu : je n’ai jamais eu peur de tra‐ vailler en Russie.

Cela peut (avec du recul) en étonner plusieurs, mais c’est la vérité.

Je ne suis pas plus brave que d’autres qui font le mé‐ tier. Au contraire, je suis du genre plutôt méfiant qui ana‐ lyse toujours le moindre risque dans les zones où je suis déployée et où je choisis de m'aventurer.

Que ce soit les risques de violence, de prise d’otages ou l’état des routes (qui dans la plupart des cas sont à la source des accidents qui tuent ou blessent les journa‐ listes en action), nous pesons, toujours, le pour et le contre.

La Russie, aussi intimi‐ dante qu’elle puisse paraître à distance, est le pays où j’ai ac‐ cepté de m’installer en 2018 à titre de correspond­ante pour Radio-Canada, et ce, en toute connaissan­ce de cause.

Je suivais les traces d’une dizaine d'autres correspon‐ dants de Radio-Canada et de CBC qui ont pu exercer leur métier à partir des années 80.

Je suis arrivée à Moscou alors que Vladimir Poutine, tout juste réélu pour un qua‐ trième mandat, affichait une image de modernité après avoir reçu la Coupe du monde de la FIFA (en dépit des sanc‐ tions infligées à son pays pour l’annexion de la Crimée quatre ans plus tôt).

Mais dans les faits, il avait déjà entrepris, très publique‐ ment et sans scrupule, la chasse aux sorcières et aux dissidents politiques.

La presse indépendan­te russe allait devenir la pro‐ chaine victime du régime om‐ nipotent de Vladimir Poutine qui, par voie de référendum, s'est donné en 2020 le droit constituti­onnel de rester au pouvoir ad vitam aeternam.

Ce n'était que le début de la rafle contre toute forme d'opposition. Le grand mé‐ nage.

Durant ces années, j’ai donc pu constater et rappor‐ ter le déclin des droits et liber‐ tés au sein de la société russe, y compris ceux des journa‐ listes russes indépendan­ts qui ont le courage d'enquêter sur le régime, les oligarques, la corruption, et ce, au péril de leur vie.

Mais nous, journalist­es étrangers, et aussi injuste que cela puisse être, avions somme toute la liberté de tra‐ vailler dans un certain confort, puisque nous n’avons pas ou peu d’in‐ fluence sur l'opinion publique russe, et c’est un sentiment que partageaie­nt la plupart des correspond­ants occiden‐ taux.

Est-ce que je me suis sen‐ tie suivie au fil des ans?

Oui, plusieurs fois.

Est-ce qu’il m’est arrivé de croiser des policiers à l'entrée d’un immeuble où nous al‐ lions interviewe­r des person‐ nages plutôt controvers­és? Oui, aussi.

Il m’est arrivé une seule fois d'être arrêtée par le FSB, une histoire toute bête que je vous raconterai plus loin dans ce texte.

Mais se savoir sous écoute ou peut-être sous surveillan­ce n'est pas unique à la Russie, et cela faisait partie d'un pacte non écrit, un modus operandi perçu comme inof‐ fensif, jusqu'à preuve du contraire.

De toute façon, pour tra‐ vailler comme journalist­e en Russie, il faut être officielle‐ ment accrédité par le minis‐ tère des Affaires étrangères de la Fédération russe. Autre‐ ment dit, ils savent très bien qui nous sommes, de quels bois nous nous chauffons et ils nous acceptent tels quels.

Une fois approuvée et membre du club, la carte que le Kremlin nous remet ne nous quitte jamais. Cette ac‐ créditatio­n officielle nous ouvre parfois des portes et calme les soupçons de ceux qui nous perçoivent comme des agents étrangers quand on débarque avec la caméra, le micro et le calepin.

Le journalist­e du Wall Street Journal Evan Gershko‐ vich travaillai­t ainsi dans les règles de l’art en Russie de‐ puis six ans, et sans pro‐ blème.

Son arrestatio­n le 30 mars dernier à Iekaterinb­ourg a été pour la communauté journa‐ listique un choc terrible et brutal.

Les autorités russes l’ac‐ cusent d'être un espion pour les États-Unis et d'avoir tenté d'obtenir de l’informatio­n se‐ crète sur une entreprise de défense russe.

Le Wall Street Journal re‐ jette ces accusation­s avec vé‐ hémence et se mobilise, de‐ puis, pour sa libération.

Le mot-clic #FreeEvan a fait le tour du monde, partagé et appuyé par les plus grands organes de presse. Plus de 200 journalist­es russes indé‐ pendants ont aussi signé une lettre d’appui pour demander qu’il soit libéré.

La dernière fois qu’un jour‐ naliste occidental a été arrêté et incarcéré en Russie sous prétexte qu’il est un espion remonte à 1986 pendant la guerre froide.

Le reporter en question, l'Américain Nicholas Daniloff, a d'ailleurs publié cette se‐ maine une lettre d'opinion dans le Wall Street Journal dans laquelle il relate son ex‐ périence dans la prison de Le‐ fortovo de Moscou, la même où Evan Gershkovic­h est in‐ carcéré depuis son arresta‐ tion.

Evan Gershkovic­h est un collègue respecté.

Mon mari le voyait plus souvent que moi, puisqu’ils jouaient tous les dimanches au ballon sur glace à Moscou dans la même ligue sportive.

Quant à moi, je l’ai croisé à quelques reprises dans des conférence­s de presse en Rus‐ sie.

La dernière fois que je l’ai vu en personne, c’était plutôt festif dans un bar du quartier Chistye Prudy à la mi-janvier 2022 où plusieurs d’entre nous, journalist­es russes et étrangers, célébrions l’anni‐ versaire d’un collègue de l’Agence France-Presse pour qui Evan travaillai­t.

J’en profite au passage pour vous décrire le profil des journalist­es occidentau­x qui travaillen­t en Russie.

La plupart, qu’ils soient eu‐ ropéens ou nord-américains, habitent Moscou depuis plus d’une décennie. Certains y ont effectué des mandats de trois ou quatre ans à répétition de‐ puis la chute de l’Union sovié‐ tique au début des années 90.

La très grande majorité parle parfaiteme­nt le russe, plusieurs ont marié des Russes, et leurs enfants épousent la culture russe et américaine ou européenne avec brio.

Evan Gershkovic­h était l'un des plus jeunes, mais pas moins érudit.

Né aux États-Unis de pa‐ rents juifs qui ont fui l’Union soviétique, il connaît bien la Russie et lui voue un amour sincère, selon ses collègues.

Evan n'est pas un espion. Il est un journalist­e talentueux, dévoué, et un profession­nel, a déclaré Ann Simmons, la chef de bureau du Wall Street Journal en Russie dans cette vidéo où plusieurs de ses col‐ lègues témoignent de son ta‐ lent et de son intégrité.

Evan m’avait d’ailleurs confié lors de cette fête en janvier 2022 qu'il était heu‐ reux, car il venait tout juste d'être nommé comme journa‐ liste au Wall Street Journal au terme d’un très long proces‐ sus de sélection.

La nouvelle n’était pas en‐

core annoncée publiqueme­nt.

À 30 ans, il venait d’accéder à un des journaux les plus res‐ pectés du monde (y compris par l'élite et les autorités russes) un privilège, certes, mais surtout une grande res‐ ponsabilit­é que de raconter la réalité et l’actualité en Russie pour un si vaste lectorat, qui va bien au-delà de l'Amérique.

Evan Gershkovic­h avait fait ses marques et ses preuves au fil des cinq dernières an‐ nées en Russie, durant les‐ quelles il a parcouru le pays entre autres pour le quotidien local The Moscow Times.

Le journal anglophone lui rend hommage cette semaine en publiant sur Twitter un flo‐ rilège des reportages qu'il a écrits et qui sont aussi variés que passionnan­ts.

Pour les journalist­es, la Russie est comme un puits sans fond d’histoires fasci‐ nantes.

L’explorer et la raconter sous toutes ses coutures mal‐ gré les tensions et certaines contrainte­s demeure l'expé‐ rience la plus enrichissa­nte de mes 25 ans de carrière. Et nous savions tous en janvier 2022 qu’il était plus important que jamais de travailler en Russie.

Le spectre de la guerre en Ukraine planait au-dessus de l’Europe, la répression était à son comble. Nous savions tous qu’il était plus important que jamais de travailler en Russie.

Même s’il était devenu de plus en plus difficile de faire parler les Russes, ce sont sur‐ tout eux qui s'exposaient à des représaill­es, pas nous.

Et pour vous dire bien honnêtemen­t, à l'époque, la pire crainte que nous avions comme journalist­e étranger à Moscou était non pas d'être incarcéré en Russie, mais plu‐ tôt d'en être expulsé.

Tout a changé du jour au lendemain avec l’invasion de l’Ukraine le 24 février suivant.

Les lois de censure adop‐ tées par le Kremlin pour contrôler le message entou‐ rant son opération militaire spéciale auront raison de di‐ zaines de médias étrangers, y compris Radio-Canada, qui ont choisi de suspendre leurs opérations, le temps d'évaluer les risques pour leurs em‐ ployés.

Le Kremlin ordonnera quelques semaines plus tard la fermeture de notre bureau.

Radio-Canada/CBC de‐ meure, à ce jour, la seule orga‐ nisation médiatique étran‐ gère à qui la Russie a montré la porte depuis le début de l'invasion de l’Ukraine.

Mais c’est grâce à des jour‐ nalistes russes indépendan­ts ou étrangers comme Evan Gershovich, qui ont décidé de revenir en Russie en dépit des lois sur la censure, qu’il était encore possible de s'informer sur ce qui se passait dans le pays, outre la version habi‐ tuelle et difforme que pré‐ sentent les chaînes de télévi‐ sion d'État.

Je le lisais, lui, et tous ceux qui étaient de retour en Rus‐ sie avec le plus grand intérêt et beaucoup d’envie.

Dans un tweet qu’il a pu‐ blié au mois de juillet, Evan Gershkovic­h rendait compte du climat de peur qui régnait.

Être reporter en Russie au‐ jourd’hui est une pratique qui consiste à voir des personnes que vous connaissez être en‐ fermées pendant des années, écrit-il dans ce gazouillis.

Il faisait allusion à un op‐ posant russe condamné à 8 ans et demi de prison pour avoir diffusé des informatio­ns sur la guerre en Ukraine, ju‐ gées fausses par le Kremlin.

Mais encore une fois, la presse étrangère semblait étonnammen­t jouir d’un genre d'amnistie. Le dernier article d’Evan publié à la fin du mois de mars dans le Wall Street Journal traitait de l'éco‐ nomie russe en temps de guerre.

Selon un analyste poli‐ tique qu’il a interviewé le mois dernier à Iekaterinb­ourg, Evan préparait un reportage sur la perception des Russes à l'égard des activités du groupe paramilita­ire Wagner, quand il a été arrêté et jeté en prison par des agents du FSB.

Le Wall Street Journal a confirmé cette semaine qu'Evan a finalement pu s’en‐ tretenir avec des avocats et qu'il est en bonne santé.

On ne peut qu’imaginer le pire et espérer le mieux.

Comme je vous le disais plus tôt, il m’est arrivé une seule fois en quatre ans d’être arrêtée en Russie.

Mon équipe et moi avions voyagé dans la ville nucléaire de Sosnovy Bor au mois d’avril 2021 pour assister au lancement du film Chernobyl du grand cinéaste Alexander Rodnyansky.

Radio-Canada avait de‐ mandé et obtenu la permis‐ sion de Rosatom, l’agence d'énergie atomique de Russie, d’assister au visionneme­nt du film en présence des vrais li‐ quidateurs qui ont risqué leur vie en 1986 pour éteindre ce qui demeure la pire catas‐ trophe nucléaire de l'histoire.

Mon équipe et moi étions curieux d’observer la réaction en temps réel des véritables héros devant ce film, qui était le tout premier long métrage russe sur la tragédie.

J'étais assise dans la salle de cinéma en train d’intervie‐ wer un ancien pompier quand un policier est venu me cher‐ cher sous les ordres du FSB.

Est-ce que c’est vous la Ca‐ nadienne?

J'étais à mon insu dans une ville interdite aux étran‐ gers, et quelqu’un m'avait vraisembla­blement dénoncée aux autorités locales.

Ils m’ont amenée au poste de police, et m’ont demandé avant même de m’interroger de signer une décharge selon laquelle j’avais été bien trai‐ tée.

J’ai refusé.

S’en sont suivi la prise de photo et les empreintes digi‐ tales.

Un contact du gouverne‐ ment que j’ai réussi à joindre à Moscou m’a conseillé de jouer le jeu, de me confondre en ex‐ cuses d’avoir enfreint les règles tout en m’assurant que je serai libérée quelques heures plus tard avec un simple avertissem­ent et une note à mon dossier.

C’est exactement ce qui est arrivé.

Le soir même, dans le confort de ma chambre d’hô‐ tel à Saint-Pétersbour­g j’ai commencé à réfléchir à ce qui aurait pu véritablem­ent se passer.

Mais c’était une autre époque, pas si lointaine.

Et dans tous les cas, une journalist­e d'un pays comme le Canada avec qui la Russie n’a pratiqueme­nt plus aucun dialogue, et qui a peu, sinon aucune influence auprès du Kremlin, n'a pas la valeur d’un reporter américain.

Le cas d’Evan a d'ailleurs été classé prioritair­e par la Maison-Blanche.

Le secrétaire d'État améri‐ cain Antony Blinken s’est non seulement déjà entretenu au téléphone avec son homo‐ logue russe Sergueï Lavrov di‐ manche dernier, Washington s'apprête à déclarer officielle‐ ment que la détention du journalist­e est une détention arbitraire, ce qui l'amènera à faire des efforts majeurs pour garantir la libération d’Evan.

Mais en échange de quoi ou de qui? L'avenir le dira, rien n’est garanti.

La peine maximale pour ce que la Russie reproche à Evan Gershkovic­h est de 20 ans de prison ferme.

La Russie a franchi le Rubi‐ con et a clairement signalé aux correspond­ants étran‐ gers qu’ils ne seront pas épar‐ gnés par la purge contre les médias indépendan­ts, a dé‐ claré cette semaine le Comité pour la protection des journa‐ listes, basé à New York.

Et c’est un point de non-re‐ tour.

Depuis l’arrestatio­n d’Evan, le Wall Street Journal a retiré sa chef de bureau de Moscou, et je ne compte plus combien d'autres journalist­es ont déci‐ dé, sans faire de bruit, de plier bagage et de renoncer à la Russie pour le moment.

pour qu'il n'y a aucune facette qui soit oubliée dans la déci‐ sion finale sur ce bâtiment.

Parce qu'on sait qu'il y a un côté patrimonia­l, il y a des gens qui font un lien aussi avec l'Église, mais c'est aussi d'en faire un actif municipal, il faut regarder en avant avec ce

bâtiment-là, fait savoir l'élu.

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