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Rentable, le jardinage domestique?

- Claude Labbé

Dans la vie, Laurent Dubois est menuisier et charpen‐ tier. « Surtout charpentie­r. Ça se voit peut-être en re‐ gardant les structures que j'ai bâties », précise-t-il fiè‐ rement, en se tournant vers la charmante devan‐ ture de son petit poulailler, adjacent à son jardin.

C’est au printemps 2019 que Laurent Dubois et sa conjointe sont venus s’instal‐ ler dans les Hautes-Collinesde-Gatineau, à Sainte-Cécilede-Masham. Ils arrivaient alors de l’Ouest canadien. Lui était alors cogestionn­aire d’une ferme maraîchère.

C’était de cultiver pour re‐ vendre, puis à plus grande échelle. Dès la première an‐ née, c'était clair que ça n’avait pas de sens pour moi, nous confie Laurent Dubois. Tu sais, t'as juste des défis, constammen­t. Puis surtout, ce n'est pas rentable!

Depuis, le couple a eu deux enfants; il jardine avant tout pour le plaisir, à la mai‐ son, sur une surface de 170 m2 de culture. Mon jar‐ din, il n'est pas énorme, nous lance Laurent Dubois. Mais je jardine avec une attention sé‐ rieuse, comme un fermier ma‐ raîcher, sauf que mon seul client, c'est ma famille.

Au fil des ans, il a réussi à cultiver, dans son jardin et sa petite serre domestique­s, plus de 90 % des besoins de la famille en légumes.

C'est possible d'être auto‐ suffisant en légumes au Qué‐ bec. En fruits aussi, mais là, on n'est pas encore rendu là.

Laurent Dubois, jardinier amateur

Ce n’est pas l’ampleur de la tâche qui exaspère le jardinier amateur, mais plutôt les com‐ mentaires de ses voisins et des passants. Ils me disent : "C’est beau ce que vous faites, mais ça doit être tellement de travail, puis moi, je ne pour‐ rais jamais faire ça!" Bref, ça a commencé à me fâcher un peu parce qu’à mon avis, ce n'est pas beaucoup de travail, c'est du temps partiel.

À force d’entendre que c’était trop de travail, j’ai voulu connaître la valeur réelle de mes efforts de jardinage do‐ mestique. Je me suis dit, je vais faire cet exercice moimême!

Laurent Dubois, jardinier amateur

Un registre rigoureux

C’est en janvier 2021 que le jardinier se lance dans ce tra‐ vail de compilatio­n des coûts et des efforts investis pour l’entretien de son jardin per‐ sonnel et la gestion de ses ré‐ coltes. Durant un an, il va no‐ ter chaque minute de son temps consacré à sa produc‐ tion domestique de légumes. De la préparatio­n du sol et des semences, en passant par la fertilisat­ion, la récolte, jus‐ qu'au stockage des surplus pour la saison froide.

Les registres sont restés toute l'année sur notre table de cuisine. Chaque fois qu'on entrait dans le jardin, chaque fois qu'on faisait quelque chose, on rentrait dans la mai‐ son et on le notait tout de suite.

Laurent Dubois, jardinier amateur

Selon tous ces calculs, lui et sa conjointe auraient consacré au total, durant l'an‐ née, 215 heures à entretenir et à gérer leur jardin et ses ré‐ coltes. Pour la période plus in‐ tense du mois d’août, le jardi‐ nier évalue à 90 minutes par jour le temps de travail requis pour s'acquitter de ses tâches.

Laurent Dubois a voulu aussi connaître la valeur to‐ tale de sa production an‐ nuelle de légumes selon la moyenne du prix courant des légumes. Il a donc évalué sa récolte de 2021 à près de 6200 $ en valeur marchande.

De son côté, il a estimé ses propres coûts de production, pour la même année, à près de 1000 $. Il a même pris soin d’inclure le coût amorti de ses investisse­ments en équipe‐ ment et en infrastruc­ture.

J'ai même estimé la dis‐ tance au magasin où on va acheter les graines ou l’équi‐ pement, les intrants, y com‐ pris l’essence que ça coûte, ajoute le jardinier. Combien ça m'a coûté ces graines-là? Combien ai-je dépensé en nouvelle pelle, ou en répara‐ tion de quoi que ce soit? Tout a été calculé!

Convertir ses rende‐ ments en salaire!

Une fois toutes ces don‐ nées classées et répertorié­es, il lui fallait un indicateur clair de son bilan annuel de jardi‐ nage. Je tenais absolument à quantifier de la manière la plus concrète possible notre registre d’un an de jardinage, explique Laurent Dubois. C’est là que j'ai eu l’idée de quelque chose de parlant, de révéla‐ teur : un taux horaire!

Un salaire, c’est du concret. C’est reconnaiss­able!

Laurent Dubois, jardinier amateur

En tenant compte de tous les paramètres relevés en 2021, dont l'augmentati­on du prix des aliments en épicerie, il en est arrivé à une évalua‐ tion monnayable du temps investi; un taux horaire de 50 $ l’heure.

J’en ai moi-même été carré‐ ment étonné, nous lance Laurent Dubois. Il fallait donc que je partage cette informa‐ tion avec le grand public!

Qu’en disent les ex‐ perts?

Pour mettre à l’épreuve l’exercice comptable de notre jardinier, nous sommes allés consulter des experts de l’Ins‐ titut national d’agricultur­e biologique (INAB), à Victoria‐ ville.

Il a mis de l'inflation dans le prix des légumes, il n'en a pas mis dans ses coûts de production, mais ce sont de petites erreurs, nous dit d’em‐ blée Sophie Martel, ensei‐ gnante et chercheuse en ges‐ tion agricole, qui a tout de même été impression­née par l’exercice rigoureux du jardi‐ nier.

La prise de données de temps, de ses coûts, il faut le faire! Son exercice est correct pour un jardinier amateur.

Sophie Martel, ensei‐ gnante, Institut national d’agricultur­e biologique (IN‐ AB)

Sa surprise, elle l’a eue en voyant la conversion en sa‐ laire de ses rendements de jardinage domestique. Quand je l'ai vu la première fois là, quand il disait, mettons, je peux faire 50 $ de l'heure. Là, j’ai fait oh! Okay!

Selon Sophie Martel, les calculs du jardinier, quoique très rigoureux, devraient da‐ vantage tenir compte de la grande disponibil­ité que re‐ quiert l'entretien d’un potager comme celui de Laurent Du‐ bois. Une disponibil­ité qui, se‐ lon elle, déborde largement les 45 minutes comme telles, où le jardinier se trouve dans ses rangs de cultures.

Ces 45 minutes sont non consécutiv­es! Il faut tout de même être là à des moments précis, il faut être proche, afin d’être présent dans les mo‐ ments opportuns pour, par exemple, les insectes, l'irriga‐ tion, pour tout ça.

Transforme­r 1 $ en 5 $ de légumes

Son collègue Pierre-An‐ toine Gilbert a analysé lui aus‐ si le registre de Laurent Du‐ bois. J'ai à peu près les mêmes dimensions de jardin à la mai‐ son, nous dit l’enseignant en agricultur­e biologique, et je produis à peu près les mêmes légumes. Il confirme certaines estimation­s qu’il a observées dans le rapport du jardinier.

Je dis souvent que je trans‐ forme un investisse­ment de 1 $ en argent, en 5 $ de lé‐ gumes. Si je me fie aux ana‐ lyses de monsieur Dubois, on est très proche de ce ratio.

Pierre-Antoine Gilbert, en‐ seignant, Institut national d’agricultur­e biologique (IN‐ AB)

Selon sa propre expé‐ rience de jardinage à la mai‐ son, Pierre-Antoine Gilbert est d’avis qu’entretenir un pota‐ ger requiert environ 5 heures de travail par semaine durant les gros mois de l’été. Une esti‐ mation du temps de travail qui avoisine celle de Laurent Dubois. Donc ça se tient, et ça confirme aussi qu’on jardine de plus en plus avec un souci d’efficacité.

Le jardinage domes‐ tique raisonné

Il y a cette tendance où l’on essaie de jardiner de ma‐ nière performant­e. On profes‐ sionnalise un peu le jardinage pour atteindre des résultats.

Pierre-Antoine Gilbert, en‐ seignant, Institut national d’agricultur­e biologique (IN‐ AB)

Pour Laurent Dubois, la sé‐ lection des légumes qu'il plante est devenue un choix réfléchi. Tu sais, des patates en épicerie, ça ne coûte rien; du maïs, ça ne coûte rien. C’est donc beaucoup moins rentable que de planter des tomates, des concombres et des laitues!

La betterave qui est défor‐ mée ou trop petite, lui, il va la consommer, renchérit Sophie Martel de l’INAB. Il évite donc toutes les pertes que le pro‐ ducteur maraîcher doit absor‐ ber.

C’est de s'assurer aussi qu'on plante la bonne quanti‐ té de plants de tomates, de carottes, et de choisir des lé‐ gumes faciles à conserver, qui ne demandent pas de trans‐ formation.

Pierre-Antoine Gilbert, en‐ seignant, Institut national d’agricultur­e biologique (IN‐ AB)

Un placement garanti? Pas sûr…

Selon nos deux experts de l’Institut national d’agricultur­e biologique, le jardinage do‐ mestique demeure tout de même une activité qui est soumise aux impondérab­les, au même titre que la produc‐ tion maraîchère commercial­e.

Il n'y a rien de garanti en agricultur­e, et ce n'est pas tout le monde qui a le pouce vert, faut pas l’oublier!

Sophie Martel, ensei‐ gnante, Institut national d’agricultur­e biologique (IN‐ AB)

Ça peut être rentable, en autant qu'on ait la passion du jardinage, prévient Pierre-An‐ toine Gilbert. Il ne faut sur‐ tout pas se mettre de pres‐ sion sur les épaules, ça doit rester un plaisir!

Les deux enseignant­s de l’INAB ont tout de même été impression­nés par le travail de compilatio­n et de synthèse du jardinier de Gatineau.

En agricultur­e convention‐ nelle, on a beaucoup de docu‐ ments, de références écono‐ miques, sur lesquels on peut se baser pour avoir une idée du temps de travail, conclut Pierre-Antoine Gilbert. Mais au niveau du jardin domes‐ tique, je ne l'avais pas vu. Pour un simple jardinier ama‐ teur, d'avoir pris le temps de comptabili­ser toutes les heures de travail investies, c’est ce qui m’a le plus étonné.

Pour le jardinier Laurent Dubois, l’exercice visait d’abord à proposer un cas de figure pour donner l’heure juste à ceux qui songent à aménager leur propre pota‐ ger. Pour n'importe qui pré‐ voyant avoir un jardin, à n'im‐ porte quelle échelle, ceux qui se demandent si ça vaut la peine, ben oui, ça vaut la peine!

M. Laurent Dubois a rendu disponible la version intégrale de son rapport de jardinage pour l’année 2021.

Le reportage de Claude Labbé et de Michel Sylvestre est diffusé à l'émission La se‐ maine verte ce samedi à 17 h et dimanche à 12 h 30 sur ICI TÉLÉ. À ICI RDI, ce sera di‐ manche à 20h.

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