Radio-Canada Info

Pourquoi les pays du Sud sont ambivalent­s face à la guerre en Ukraine

- Ximena Sampson

Un an après le début de la guerre, les appels occiden‐ taux aux pays en dévelop‐ pement pour sanctionne­r la Russie ne donnent pas les fruits escomptés. Lors du vote à l’Assemblée géné‐ rale de l’ONU exigeant le retrait immédiat de la Rus‐ sie du territoire ukrainien, le 23 février dernier, 141 États ont voté pour, mais 32 se sont abstenus.

Il ne s’agit pas là d’États comme la Syrie ou la Corée du Nord, qui défient ouverte‐ ment l’Occident, mais plutôt de pays alliés tels que l’Inde, la Chine et certains États afri‐ cains.

Les votes à l’Assemblée gé‐ nérale ne sont nullement contraigna­nts, mais ils ré‐ vèlent quand même un cer‐ tain état d’esprit.

Alors que le président américain, Joe Biden, présente la guerre en Ukraine comme une lutte pour la défense de la démocratie et que le secré‐ taire général de l’ONU, Anto‐ nio Guterres, dénonce un af‐ front à notre conscience col‐ lective, ce langage trouve de moins en moins d’écho au‐ près des pays du Sud global.

Discrédit des Occiden‐ taux

Ce qui a été vendu pen‐ dant très longtemps comme la communauté internatio‐ nale est aujourd'hui une com‐ munauté internatio­nale plus limitée que par le passé, note Florent Parmentier, secrétaire général du Centre de re‐ cherches politiques de Sciences Po, à Paris, et cher‐ cheur associé au Centre de géopolitiq­ue de HEC.

Les Occidentau­x ne peuvent pas compter sur l’ap‐ pui sans équivoque des pays qui, auparavant, pensaient-ils, étaient acquis à leur cause.

Ce désalignem­ent avec l’Occident n’est pas un phéno‐ mène nouveau en soi, mais la guerre en Ukraine l’a mis en évidence, souligne Florent Parmentier.

C'est comme si les Afri‐ cains nous disaient : il y a eu la guerre en Érythrée, vous n'avez rien fait, il y a eu la guerre dans la région des grands lacs africains, vous n'avez rien fait. Il y a eu pen‐ dant plusieurs années une guerre qui est en train de se terminer dans un silence as‐ sourdissan­t au Yémen, vous n'avez rien fait. Vous vous en moquiez totalement parce que ce n’était pas chez vous, eh bien là, ce n'est pas chez nous, donc c'est à notre tour de nous en moquer.

Il y a une forme de désoc‐ cidentalis­ation, de désaligne‐ ment sur les préférence­s occi‐ dentales.

Florent Parmentier, cher‐ cheur à Sciences Po Paris

L’intérêt national avant tout

L’Inde est l’une de ses puis‐ sances émergentes qui, coin‐ cées entre leurs intérêts na‐ tionaux et les pressions occi‐ dentales, se sont abstenues lors des votes condamnant Moscou en mars 2022, en oc‐ tobre 2022 et en février 2023.

La vision du conflit qu’ont les Indiens n’est pas nécessai‐ rement la même que celle des Occidentau­x.

En Europe centrale et orientale, c'est facile : le Russe est un salaud, illustre M. Par‐ mentier. Mais si vous êtes In‐ dien, le salaud de l'histoire, c'est l'Anglais qui vous a colo‐ nisé. La puissance anti-impé‐ rialiste, le pays sur lequel on pouvait compter [...] c’est la Russie.

D’ailleurs, un sondage du Conseil européen pour les re‐ lations internatio­nales (ECFR) mené au début de l’année montre bien cette façon de voir la Russie qui, pour 80 % des Indiens, est plutôt posi‐ tive.

Les Américains ont long‐ temps appuyé le Pakistan, alors que la Russie, elle, se rangeait du côté de l'Inde, rappelle le chercheur. Les In‐ diens disent : quand il s'agit de taper sur nous via les Pa‐ kistanais, vous vous en don‐ nez à coeur joie. Et là, il fau‐ drait qu'on soit au garde-àvous pour aller soutenir les Ukrainiens?

À un moment donné, on récolte ce que l'on sème.

Florent Parmentier, cher‐ cheur à Sciences Po Paris

Fortement dépendante de l’armement russe, l’Inde ne peut pas se permettre de s’aliéner la Russie.

Plus de 90 % des véhicules blindés de l'armée indienne, 69 % des avions de combat et 44 % des sous-marins et na‐ vires de guerre sont russes, selon les données de l'Inter‐ national Institute for Strategic Studies.

New Delhi tente bien de di‐ versifier ses fournisseu­rs, mais c’est un processus à long terme.

Elle ne peut pas changer de fournisseu­rs militaires d'un coup sec, explique Serge Granger, professeur à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke.

Si elle brise ses relations avec la Russie, d'un point de vue purement défensif, ça va augmenter sa fragilité, dans un contexte de tensions ac‐ crues avec ses voisins chinois et pakistanai­s.

Couper les liens avec la Russie, ce serait un peu suici‐ daire pour l'Inde.

Serge Granger, professeur à l’Université de Sherbrooke

De plus, elle dépendra en‐ core des Russes plusieurs an‐ nées pour l’entretien et les pièces de rechange de son ar‐ senal.

Coopératio­n militaire tous azimuts

Cette dépendance des armes en provenance de la Russie, deuxième exportatri­ce mondiale, est un enjeu égale‐ ment en Afrique, où Moscou a des accords militaires avec une vingtaine d’États. Elle est actuelleme­nt la première fournisseu­se d’armes du continent.

Cela motive, du moins en partie, certaines prises de po‐ sition. Lors du vote à l’Assem‐ blée générale de l’ONU en fé‐ vrier dernier, 17 pays africains se sont abstenus et l’un d’entre eux, le Mali, a voté avec la Russie.

La résistance de quelques pays africains à voter contre la Russie s'explique par l’héri‐ tage du non-alignement, cette volonté de ne pas être ancrés dans un conflit entre l'Occi‐ dent et la Russie, note Adib Benchérif, professeur adjoint à l'École de politique appli‐ quée de l'Université de Sher‐ brooke.

S’ajoute à cela une ten‐ dance anti-impérialis­te et, dans le cas de certains pays, une longue relation avec la Russie, datant de l’époque de la guerre froide.

Par ailleurs, depuis plu‐ sieurs années, les Russes s'installent en Afrique, parti‐ culièremen­t en Afrique de l’Ouest, au Mali et au Burkina Faso, où ils soufflent sur les braises du sentiment antifrança­is.

La Russie saisit ce momen‐ tum pour travailler avec ces États et leur offrir une assis‐ tance grâce [aux paramili‐ taires de] la milice Wagner, souligne M. Benchérif.

Depuis l’invasion de l’Ukraine, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei La‐ vrov, a effectué trois tournées africaines, au cours desquelles il a visité une douzaine de pays. Il y a été question de co‐ opération militaire, de lutte antiterror­isme et de l’éventuel établissem­ent d’une base russe en Érythrée.

Les Russes ont déjà des ac‐ cords de coopératio­n de diffé‐ rentes sortes avec une tren‐ taine de pays africains et vendent des armes à plu‐ sieurs d'entre eux. Les Améri‐ cains, pour leur part, dis‐

posent de bases dans 15 pays de la région, notamment dans le Sahel et dans la Corne de l’Afrique.

Hésitation latino-améri‐ caine

Cette réticence à prendre parti est également visible dans une région du monde qui se range traditionn­elle‐ ment du côté des Américains, l’Amérique latine.

Le président brésilien, Luiz Inacio Lula da Silva, a provo‐ qué bien des remous, ces der‐ nières semaines, en raison de ses prises de position sur la guerre en Ukraine.

À plusieurs reprises, il a laissé entendre que la guerre était autant la responsabi­lité de la Russie que de l’Ukraine, et a critiqué les États-Unis et l’Europe, qui selon lui contri‐ buent à la poursuite du conflit et encouragen­t la guerre.

Lula estime également que l’Ukraine devrait faire des concession­s territoria­les et propose la création d’un groupe de pays non alignés, une sorte de G20 de la paix, pour pousser la Russie et l'Ukraine à négocier.

À l’instar de la plupart des pays latino-américains, le Bré‐ sil a condamné l’invasion de l’Ukraine, mais rejette les sanctions contre la Russie. Il a, en outre, refusé de vendre des armes à l’Allemagne pour armer l’Ukraine.

Le ministre des Affaires étrangères de la Russie, Sergei Lavrov, s'est rendu à Brasilia le 17 avril denier, dans le cadre d'une tournée qui le mènera au Venezuela, à Cuba et au Ni‐ caragua.

Il y a une forme de désali‐ gnement [avec l’Occident], qui se reflète également dans cette ambition des BRICS, me‐ nés par le Brésil, de créer une monnaie pour concurrenc­er le dollar américain, observe Florent Parmentier.

Toutefois, si les propos du président brésilien dérangent, il ne faut pas y voir un désa‐ veu, estime Marie-Christine Doran, professeur­e à l'École d'études politiques de l'Uni‐ versité d'Ottawa

Plusieurs pensent que les présidents de gauche en Amé‐ rique latine, que l'on parle de Gustavo Petro, en Colombie, de Lula Da Silva, au Brésil, ou de Gabriel Boric, au Chili, vont appuyer la Russie, mais en fait, ce n'est pas du tout le cas, soutient Mme Doran.

Les liens des Latino-Améri‐ cains avec leurs voisins du Nord demeurent très solides, notamment sur le plan diplo‐ matique et militaire.

On n'est pas en train de basculer dans la zone d’in‐ fluence stratégiqu­e de la Rus‐ sie et de la Chine, mais on est clairement dans une perte d'hégémonie mondiale des États-Unis, ajoute-t-elle.

Sortir de la dichotomie

Les pays du Sud ne sou‐ haitent pas s’engager dans le récit manichéen des Améri‐ cains, où il y a un agresseur, la Russie, et une victime, l’Ukraine, souligne Adib Ben‐ chérif.

L’Amérique latine, l'Afrique et d’autres se disent : ne nous entraînez pas dans votre récit binaire, affirme-t-il. Ils veulent se tenir à distance.

Le récit occidental [aspire à être] universel, mais les pays d'Amérique latine et d'Afrique n'y croient pas vraiment.

Adib Benchérif, professeur à l'Université de Sherbrooke.

La Russie, pour la plupart d’entre eux, ne représente pas une menace directe. Ils ne souhaitent donc nullement prendre parti dans une com‐ pétition idéologiqu­e entre l’Occident, d’un côté, et la Chine et la Russie de l’autre. Ils demandent plutôt, comme le fait Lula, de faire partie de la solution.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada