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Faut-il dépolitise­r la gestion des grands projets de transport?

- Alexandre Duval

Le revirement de situation dans le dossier du troi‐ sième lien démontre que le gouverneme­nt Legault n’a probableme­nt pas suivi les bonnes pratiques en ma‐ tière de gestion de projet, selon des experts. Certains estiment qu’il est peutêtre temps d’ajouter une couche d’indépendan­ce dans la manière de ficeler les grands projets d’infra‐ structure routière au Qué‐ bec.

À la lumière de ce que j'ai vu, évidemment que c'est quelque chose qui a été arti‐ culé dans un contexte poli‐ tique, analyse Catherine Mo‐ rency, professeur­e à Polytech‐ nique Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Ca‐ nada sur la mobilité des per‐ sonnes.

En proposant un tunnel à deux étages en 2021, puis un bitube l’année suivante, le gouverneme­nt Legault a misé sur une solution qui est un gros projet avant même d’avoir bien cerné le problème auquel il voulait répondre, dé‐ plore Mme Morency.

Ça n'aurait pas dû être un projet d'infrastruc­ture; ça au‐ rait dû être un projet d'ana‐ lyse des besoins de déplace‐ ment des personnes et des marchandis­es.

Catherine Morency, pro‐ fesseure à Polytechni­que Montréal

Il me semble [...] qu’on s’y prend à l’envers dans le dos‐ sier du troisième lien, illustre pour sa part Maude Brunet, experte en gestion des grands projets d'infrastruc­ture pu‐ blique et professeur­e à HEC Montréal.

Mme Brunet rappelle que, depuis 2014, la Directive sur la gestion des projets majeurs d’infrastruc­ture publique en‐ cadre les étapes à travers les‐ quelles un projet comme le troisième lien doit passer au Québec.

Un besoin mal identifié?

Avant même les phases de démarrage, de planificat­ion et de réalisatio­n d’une infra‐ structure, une fiche d’avantproje­t doit être approuvée par le Conseil des ministres.

Cette fiche doit notam‐ ment inclure une descriptio­n sommaire du besoin, la dé‐ monstratio­n sommaire que seule une solution d’infra‐ structure publique peut ré‐ pondre au besoin et l’estima‐ tion sommaire du coût total du projet envisagé.

Sans suggérer que l’étape d’avant-projet a été escamo‐ tée, Mme Brunet redoute que le besoin pour un troisième lien ait peut-être été mal cer‐ né et justifié. J’ai l’impression que la Directive n’a pas été suivie, déplore-t-elle.

C’est aussi l’impression de Pierre-André Hudon, profes‐ seur adjoint au Départemen­t de management de l’Universi‐ té Laval. D’ordinaire, le gou‐ vernement applique relative‐ ment bien cette Directive, ad‐ met-il, mais dans le cas précis du troisième lien, il croit que le poids de la promesse élec‐ torale a peut-être pesé trop lourd.

Le problème, c'est qu'il y a certains projets qui de‐ viennent tellement embléma‐ tiques, tellement publics, tel‐ lement politisés que les don‐ nées ne sont plus tellement importante­s.

Pierre-André Hudon, pro‐ fesseur adjoint au Départe‐ ment de management de l'Université Laval

Une agence détachée du ministère?

Lorsqu’il était au pouvoir en 2013, le Parti québécois avait déposé un projet de loi pour créer une agence dis‐ tincte du ministère des Trans‐ ports pour assurer l’entretien et la gestion du réseau rou‐ tier, tout en limitant l’in‐ fluence du politique dans ce domaine.

Il faut arrêter de penser qu'on va gagner des élections sur les bouts d'asphalte, disait à l’époque le ministre des Transports, Sylvain Gau‐ dreault. Cette idée, qui n’a fi‐ nalement jamais vu le jour,

mériterait-elle d’être au‐ jourd’hui ressuscité­e?

Chose certaine, le gouver‐ nement tente actuelleme­nt de faire quelque chose de semblable dans le domaine de la santé, avec le projet de loi 15 porté par le ministre Christian Dubé.

En matière de transports, ce serait intéressan­t d'avoir un peu plus d'indépendan­ce, c'est certain, croit la profes‐ seure Maude Brunet.

On peut y réfléchir. Je pense qu'on a peut-être ce besoin-là au nom de l'effi‐ cience, au nom de la bonne gestion. Il y a toujours place à l'améliorati­on, souligne pour sa part Pierre-André Hudon.

M. Hudon croit cependant qu’une agence ne pourrait ja‐ mais gérer des grands projets comme celui du troisième lien en raison de leur portée stra‐ tégique, car il s’agit pratique‐ ment de choix de société. Le rôle d’une telle agence serait forcément limité à l’inten‐ dance, soutient-il.

Mon impression, c'est que pour les projets de très, très grande envergure, ils vont né‐ cessaireme­nt être politisés. À la limite, c’est même une bonne chose que les projets soient politisés parce que ça force l'imputabili­té, ça force les gouverneme­nts à se com‐ mettre.

Pierre-André Hudon, pro‐ fesseur au Départemen­t de management de l'Universi‐ té Laval

Même si on avait quelques gains à faire en matière d'effi‐ cience, ce qui est loin d'être prouvé si on regarde les don‐ nées, je ne suis pas certain qu'on n'en perdrait pas plus en matière d'imputabili­té, ajoute-t-il.

À l’inverse, la professeur­e Catherine Morency croit qu’il serait souhaitabl­e de mieux encadrer le développem­ent des projets majeurs, afin de s’assurer qu’ils s’inscrivent dans une vision à long terme.

Il me semble que ces grandes décisions devraient être soumises à des comités d'experts indépendan­ts qui ont une vue beaucoup plus holistique de nos grands ob‐ jectifs collectifs et qui n'ont pas d'ambition d'avoir une job dans quatre ans. Ça m'a toujours dérangée, ça, af‐ firme-t-elle.

Je ne sais pas quelle forme ça doit prendre, mais il me semble que ce serait un mini‐ mum qu'on ait cette espèce de diagnostic de la cohérence en regard des autres ambi‐ tions qu'on a.

Catherine Morency, pro‐ fesseure à Polytechni­que Montréal

La professeur­e Maude Brunet cite en exemple la Norvège. Il y a des contre-ex‐ pertises qui sont faites par rapport aux documents qui sont produits au gouverne‐ ment, explique-t-elle. Tous ces documents sont également rendus publics.

Jusqu’à récemment, cette transparen­ce faisait d’ailleurs défaut dans le dossier du troi‐ sième lien, selon Mme Brunet.

Des milliers de pages d’études ont été diffusées seulement le jour où la mi‐ nistre des Transports et de la Mobilité durable, Geneviève Guilbault, a tenu sa confé‐ rence de presse pour confir‐ mer que la portion autorou‐ tière du troisième lien était abandonnée.

Ne pas répéter la même erreur

Depuis ce jour-là, le gou‐ vernement justifie son recul en affirmant que la pandémie a changé la donne en matière de congestion routière, même si ses propres études concluent qu'il est encore trop tôt pour se prononcer.

De manière générale, les transports sont un domaine où il y a beaucoup d'influence politique sur le choix des solu‐ tions, constate la professeur­e Catherine Morency.

Elle craint d’ailleurs que malgré son récent recul, le gouverneme­nt soit en train de répéter la même erreur en promettant un lien sous-flu‐ vial réservé au transport col‐ lectif, sans avoir bien cerné son besoin.

Est-ce qu'on doit déjà sa‐ voir que c'est un tunnel? Ça ne se peut pas qu'on ait déjà cette réponse-là si la seule chose sur laquelle on s'ap‐ puie, ce sont des comptages, donc un achalandag­e sur les ponts. C'est insuffisan­t pour comprendre les besoins de déplacemen­t, dit-elle.

La professeur­e Maude Brunet rappelle pour sa part que toute problémati­que en transport ne passe pas forcé‐ ment par la constructi­on de nouvelles infrastruc­tures.

Peut-être qu'il y a des fa‐ çons très créatives de prendre des problèmes et de contour‐ ner les besoins de toujours construire plus et plus gros. On a plus d'initiative­s de pro‐ jets potentiels que de capaci‐ té à les réaliser.

Maude Brunet, profes‐ seure à HEC Montréal

Dans les études dévoilées récemment par le gouverne‐ ment, on apprenait d’ailleurs que l’ajout d’une septième voie réversible sur le pont Pierre-Laporte – une solution longtemps rejetée par la CAQ pour améliorer la fluidité de la circulatio­n – se révèle faisable et peu coûteux.

Il est d’autant plus crucial de réfléchir à cet aspect que nos ressources financière­s, humaines et matérielle­s ne sont pas illimitées, indique la professeur­e Brunet. Selon elle, le gouverneme­nt gagne‐ rait à consulter davantage les experts en gestion de projet.

On ne peut pas seulement avoir des politicien­s ou des fonctionna­ires qui prennent des décisions et que ce soit complèteme­nt opaque. Ça ne fonctionne plus. On va frap‐ per un mur, à quelque part, dit-elle.

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