Radio-Canada Info

Le « déclin lent et irrémédiab­le » du français en sciences au Canada

- Christian Noël

Les chercheurs franco‐ phones se sentent « pénali‐ sés », « désavantag­és » et « victimes de préjudices » quand ils choisissen­t le français comme langue de recherche. Et les informa‐ tions obtenues par RadioCanad­a tendent à leur don‐ ner raison.

Une analyse des de‐ mandes de subvention­s des 30 dernières années permet de dégager des constats jugés alarmants par plusieurs, dont l'Associatio­n canadienne-fran‐ çaise pour l'avancement des sciences (Acfas).

La science en anglais s’ap‐ proprie la part du lion du fi‐ nancement accordé.

Le nombre de franco‐ phones qui rédigent des pro‐ jets de recherche en français dégringole depuis 30 ans.

En santé, les demandes de subvention­s en français sont généraleme­nt rejetées.

Radio-Canada a obtenu ces chiffres auprès des trois organismes fédéraux qui fi‐ nancent la recherche au pays, soit l’Institut de recherche en santé du Canada (IRSC), le

Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (CRSNG) ainsi que le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH).

Une partie des données provient également d’un rap‐ port de juin 2021, commandé par l’Acfas, qui fait la promo‐ tion de la science en français.

Pour la première fois, on a des chiffres clairs, probants et excessivem­ent alarmants, constate la directrice générale de l’Acfas, Sophie Montreuil, qui attestent un déclin lent mais irrémédiab­le de la re‐ cherche en français à la gran‐ deur du pays.

Le choix de l’anglais

Cette réalité est vécue au quotidien par de nombreux chercheurs francophon­es d’un océan à l’autre.

Quand Isabelle Archam‐ bault se prépare à présenter un projet de recherche, elle se retrouve souvent face à un di‐ lemme : publier dans son français maternel ou en an‐ glais afin de s’assurer un rayonnemen­t plus étendu?

En toute honnêteté, c'est beaucoup plus un choix stra‐ tégique qu'un choix sponta‐ né, confie cette professeur­e à l'École de psychoéduc­ation de l'Université de Montréal. Si on avait l'assurance qu’on pou‐ vait soumettre nos projets en français sans que ça porte préjudice, elle assure qu'elle le ferait plus souvent.

Cependant, la réalité scien‐ tifique et universita­ire cana‐ dienne rattrape cette titulaire d’une chaire de recherche sur l'école, sur le bien-être et sur la réussite éducative des jeunes.

C’est déjà arrivé qu'on dé‐ cide d’écrire nos projets en an‐ glais parce qu’on pensait que ça augmentera­it nos chances de financemen­t.

Isabelle Archambaul­t, pro‐ fesseure

Dans certains cas, pour‐ suit-elle, les chercheurs sont encouragés à élaborer et à soumettre leurs projets en anglais pour avoir de plus grandes chances d'être finan‐ cés.

Nos données tendent à démontrer que c’est plus qu’une impression des cher‐ cheurs : c’est un fait. Parmi toutes les subvention­s accor‐ dées par les organismes sub‐ ventionnai­res de 2019 à 2022, 95 % ont été versées à des projets rédigés en anglais.

Ça sème beaucoup d'in‐ quiétude chez moi, confie Martine Lagacé, vice-rectrice associée à la promotion et au développem­ent de la re‐ cherche de l’Université d’Otta‐ wa.

On se désengage et on dé‐ cide de soumettre nos de‐ mandes de subvention­s en anglais pour augmenter nos chances de financemen­t parce que c'est notre pain et notre beurre.

Martine Lagacé, vice-rec‐ trice associée, Université d’Ot‐ tawa

La recherche publiée en anglais est de manière géné‐ rale beaucoup plus valorisée par les pairs dans le monde universita­ire et par les orga‐ nismes subvention­naires, ex‐ plique la professeur­e Archam‐ bault.

De nombreux chercheurs francophon­es au pays font le même calcul et, parfois, le même sacrifice. C’est encore plus vrai dans le domaine de la santé.

C’est ce que démontre une étude réalisée en 2021 par l’Institut canadien de re‐ cherche sur les minorités lin‐ guistiques pour le compte de l’Acfas.

Entre 2001 et 2016, parmi toutes les demandes présen‐ tées à l’Institut de recherche en santé du Canada, 39 % des demandes en anglais ont été acceptées, contre seulement 29 % des demandes en fran‐ çais.

Il y a une inquiétude et un doute chez les chercheurs francophon­es sur les chances d'obtenir une subvention sa‐ chant qu'il y a cette disparité sur les taux de succès, affirme Martine Lagacé.

Je vois certaineme­nt une tendance, des demandes qui sont soumises plus souvent en anglais, fait remarquer la vice-rectrice.

Les obstacles du fran‐ çais

Cela fait 30 ans qu’Anne Leis fait de la recherche en santé en Saskatchew­an. Cela fait 30 ans qu’elle présente ses dossiers de recherche en an‐ glais. Pour elle, il s'agit non pas d'un choix mais d'une réa‐ lité dans un milieu minori‐ taire.

Les université­s anglo‐ phones n’ont tout simple‐ ment pas le personnel de sou‐ tien pour nous appuyer dans nos demandes de finance‐ ment ou pour réviser les do‐ cuments de recherche, ex‐ plique Mme Leis, professeur­e et directrice du départemen­t de santé publique à la Faculté de médecine de l’Université de Saskatchew­an.

Un obstacle supplémen‐ taire qui nuit aux franco‐ phones, souligne Sophie Montreuil.

Le chercheur francophon­e a deux choix : soit il traduit sa demande en anglais pour être certain d'avoir une chance d'avoir du financemen­t, soit il ne soumet pas, tout simple‐ ment.

Sophie Montreuil, direc‐ trice générale de l’Acfas

Résultat : le français dé‐ gringole dans les demandes de financemen­t. Au début des années 2000, la moitié d'entre elles étaient faites en français. Aujourd’hui, c’est moins du tiers.

Cependant, Anne Leis s’inscrit à contre-sens de cette tendance. Après 30 ans de re‐ cherche en anglais, elle a pré‐ senté sa première demande de financemen­t en français l’an dernier afin d’étudier l’im‐ pact de la pandémie sur les fa‐ milles francophon­es des Prai‐ ries.

Je me suis dit : je ne vais pas l'écrire en anglais! Ce se‐ rait une ineptie d'écrire quelque chose en anglais pour un sujet qui est franco‐ phone.

Anne Leis, professeur­e à la Faculté de médecine de l’Uni‐ versité de la Saskatchew­an

Anne Leis a finalement re‐ çu près d’un demi-millions de dollars en subvention de l’IRSC pour mener à bien son projet.

Toutefois, ce cas isolé ne si‐ gnifie pas nécessaire­ment que cette tendance est sur le point de se renverser, insiste

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