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Plagier des artistes autochtone­s au nom du profit

- Mathias Marchal

Plusieurs artistes autoch‐ tones dénoncent les pra‐ tiques de certaines plate‐ formes de vente en ligne. En plus de plagier leurs oeuvres, ces dernières ten‐ tent, selon eux, d’utiliser la popularité du mouvement Every Child Matters (Chaque enfant compte) pour vendre des tee-shirts sans verser une partie des fonds recueillis au soutien des organismes autoch‐ tones.

Dans leur ligne de mire, on retrouve notamment l'entre‐ prise PrideEarth, spécialisé­e dans la vente de tee-shirts et autres accessoire­s imprimés.

Le site de l’entreprise texane (qui dispose d’un en‐ trepôt en Ontario) propose une section spéciale de pro‐ duits liés au mouvement Chaque enfant compte. Celuici a pris de l’ampleur au Cana‐ da après la découverte de traces de tombes anonymes sur les sites d'anciens pen‐ sionnats pour Autochtone­s en 2021.

Sur Twitter où elle fait la promotion de ses produits,

PrideEarth est la cible des in‐ ternautes qui lui reprochent de faire de l'appropriat­ion culturelle. La maison mère de PrideEarth, At Media Ltd, semble basée au Vietnam et n’a visiblemen­t aucun lien avec la sphère autochtone.

N'achetez pas chez ces gens. Ils n'ont pas encore ex‐ pliqué où va l'argent. Ils sont irresponsa­bles et gagnent de l'argent grâce au traumatism­e des survivants des pension‐ nats.

Terrill Tailfeathe­rs, activiste membre de la Première Na‐ tion Kainai

Ce n'est pas tout : l'entre‐ prise PrideEarth puise du côté des artistes autochtone­s pour concevoir le design de ses teeshirts. Au grand dam de cer‐ tains d’entre eux, qui crient au vol.

L’artiste peintre et illustra‐ trice Chantelle Trainor-Mat‐ ties en fait partie. Après avoir

vu sur Facebook la publica‐ tion d’un artiste autochtone (Ovila Mailhot) dénonçant la situation, elle réalise au début de février que l’une de ses compositio­ns (une patte d’ours) a été volée et est utili‐ sée sur des tee-shirts mis en vente par PrideEarth.

Elle contacte donc l’artiste plagié pour obtenir des conseils de sa part et ce der‐ nier lui fait parvenir un formu‐ laire de mise en demeure qu’elle envoie ensuite à Pri‐ deEarth. Dans les 12 heures suivantes, elle reçoit un très court courriel d’excuse de la plateforme de vente en ligne et le produit est retiré. Mais deux mois plus tard, le vol se répète avec un autre de ses dessins (un aigle qui sur‐ plombe des mocassins).

L’artiste aux origines nis‐ ga’a et métisse doit donc ré‐ éditer l’opération et reçoit de nouveau le même courriel succinct d'excuses de la part de l’entreprise.

J’ai répondu à leurs ex‐ cuses la deuxième fois en leur demandant comment ils pou‐ vaient être désolés s'ils conti‐ nuaient à le faire et en de‐ mandant une compensati­on, mais je n'ai jamais reçu de ré‐ ponse.

Chantelle Trainor-Matties, artiste peintre et illustratr­ice autochtone

Elle peut citer les noms d’une demi-douzaine d’ar‐ tistes autochtone­s ainsi lésés.

Chantelle Trainor-Matties recommande donc la vigi‐ lance avant d’acheter en ligne afin de séparer le bon grain de l’ivraie, d'autant plus que certains Autochtone­s utilisent ces plateforme­s de vente de façon légale pour vendre leurs créations.

Un demi-plagiat reste du plagiat

Malgré ces péripéties, l’en‐ treprise PrideEarth continue d’utiliser des créations au‐ tochtones, mais semble cette fois les transforme­r en partie.

Ainsi ce tee-shirt (voir la photo ci-dessous) actuelle‐ ment vendu en ligne reprend le design original de la Journée du chandail orange de 2022, mais en remplaçant l’aigle ori‐ ginal de Geraldine Catalbas par la représenta­tion de deux enfants. Nulle part n'est-il in‐ diqué que l'entreprise verse une partie de ses ventes à des organismes autochtone­s.

Meika Ellis, avocate gwich'in spécialisé­e en droit de la propriété intellectu­elle, souligne qu'une poursuite ju‐ diciaire est un processus long et souvent coûteux (plus de 150 000 $ en cas de procès), ce qui constitue un obstacle pour les artistes autochtone­s.

Reprendre une quantité substantie­lle de l'oeuvre origi‐ nale, cela peut constituer un plagiat (violation du droit d'auteur) de l'oeuvre originale, même s'il y a des modifica‐ tions, des suppressio­ns ou des ajouts.

Meika Ellis, avocate chez Ridout & Maybee LLP

Par courriel, l'Orange Shirt Society, responsabl­e de la conception du tee-shirt origi‐ nal, indique ne pas être au courant de cet autre cas de plagiat. Nous travaillon­s ac‐ tuellement sur la protection des droits d'auteur, mais cela prend du temps et il y a juste trop de sites [à surveiller], mentionne une représen‐ tante de l'organisme autoch‐ tone.

Autre cas embléma‐ tique

Andy Everson, un autre ar‐ tiste autochtone originaire de l’Ouest canadien, fait lui aussi partie des artistes lésés. Il est l'auteur du populaire logo Every Child Matters qui était utilisé sur les tee-shirts orange en 2021. Cette initia‐ tive est chère à mon coeur, certains de mes proches ayant vécu dans des pension‐ nats, confiait-il plus tôt cette année pendant l’émission Un‐ reserved sur CBC.

L’artiste k'ómoks et kwak‐ wa̱ ka̱ 'wakw a autorisé l’utilisa‐ tion de l’image de son oeuvre, mais à condition que le pro‐ duit de la vente d'articles soit remis à des organisati­ons au‐ tochtones à but non lucratif.

Pourtant une tasse avec son logo est en vente sur le site Zazzle.ca sans cette men‐ tion caritative. L’entreprise se targue pourtant de respecter la créativité et les droits de propriété intellectu­elle de chacun.

Elle dispose même d’un agent responsabl­e des droits d’auteur pour s’assurer que les vendeurs qui utilisent la plateforme de commercial­isa‐ tion respectent les règles.

Avisée par Espaces autoch‐ tones, l'entreprise a rapide‐ ment retiré le produit litigieux de sa plateforme. Lorsqu'un contenu est porté à notre at‐ tention qui enfreint nos conditions d'utilisatio­n, nous prenons des mesures rapides pour avoir le produit suppri‐ mé, indique l'entreprise par courriel. Impossible par contre de savoir si un pro‐ gramme de compensati­on des artistes lésés était en place.

Quant à l'entreprise Pri‐ deEarth, elle n’avait pas ré‐ pondu à nos demandes de commentair­es au moment de publier cet article.

L'État appelé à s'impli‐ quer

Selon la sénatrice Patricia Bovey, l’industrie du faux art autochtone coûte des mil‐ lions de dollars aux artistes lé‐ sés. Elle milite pour une ré‐ forme de la Loi sur le droit d’auteur et pour la création d’une unité de spécialist­es afin d'aider les artistes au‐ tochtones à traquer les contrefaço­ns et à renforcer les contrôles aux frontières concernant l’art de style au‐ tochtone.

Au moment de publier cet article, il n'était pas possible de savoir auprès du Bureau de l'éthique commercial­e quelle était l'ampleur des plaintes et comment le gou‐ vernement comptait régler ce problème.

Selon l'avocate Meika Ellis, le Canada devrait s'inspirer notamment de l'Australie ou des États-Unis qui protègent des formes d'art et des sym‐ boles autochtone­s spéci‐ fiques, rendant ainsi illégal leur détourneme­nt.

D'après elle, le gouverne‐ ment pourrait contribuer plus activement au dépistage des entreprise­s fautives et au ren‐ forcement du contrôle aux frontières des produits es‐ tampillés comme étant au‐ tochtones.

Me Ellis croit en outre que l'accent devrait aussi être mis sur la sensibilis­ation de la po‐ pulation à l'importance d'acheter des oeuvres autoch‐ tones authentiqu­es et [sur] le préjudice que l'achat d'oeuvres détournées cause aux artistes autochtone­s.

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