Radio-Canada Info

Le maudit nordet

- Émilie Dubreuil

Alors que vous lisez ces lignes, il fait beau. Il fait tiède. La météo, c’est les nouvelles : en mouvance.

Mais lorsque nous sommes arrivés à Charlevoix, mercredi 3 mai en fin d’aprèsmidi, des nuages lourds, d’un gris presque noir, s’étaient ac‐ croché les pieds au-dessus des montagnes des Éboule‐ ments.

À l’abri de la pluie froide, dans l’embrasure d’une an‐ cienne forge, Jacques Desga‐ gnés, 76 ans, injuriait le vent. Maudit nordet. J'haïs ce ventlà. C’est un bâtisseur de mau‐ vais temps. Ça n’apporte ja‐ mais rien de bon.

Dans le ciel tourmenté, un hélicoptèr­e tournoyait. Un peu plus tôt dans la journée, on avait découvert le corps de Régis Lavoie, 55 ans, et à l’heure où nous avons ren‐ contré M. Desgagnés, capi‐ taine côtier de profession, on cherchait encore Christophe­r Lavoie, 23 ans. Les deux pom‐ piers volontaire­s de Saint-Ur‐ bain-de-Charlevoix ont été emportés dans les eaux de la rivière du Gouffre, lundi.

À l’abri du froid cru, autour de son vieux poêle à bois, M. Desgagnés a commenté les dernières nouvelles de son coin de pays. C’est un drame épouvantab­le. C’est à brailler. Mais la furie de l’eau, y a rien qui résiste à ça. Y a personne qui est équipé pour faire face à ça.

Jacques Desgagnés ne connaissai­t pas les deux pom‐ piers.

Charlevoix, c’est un chape‐ let de villages avec des identi‐ tés propres. On n'a pas le même parler d’une place à l’autre. On ne se fréquente pas nécessaire­ment. On se désigne par des surnoms. Aux Éboulement­s, on nous ap‐ pelle les Béliers à cause des moutons qu’il y avait dans nos pâturages. Les gens qui viennent de Ste-Irénée, on dit que ce sont des Capelans, comme les petits poissons qui roulent sur la plage par là-bas. À L’Isle-aux-Coudres, c’est les Marsouins. Pas loin d’ici, y a les rangs de la misère, déclinet-il.

Il prononce misére avec un accent aigu. Quand j’étais jeune, on disait : y vient de mi‐ sère, c’est un gars de misère. La terre chez nous, c’est une terre de roches, une terre de Caïn. Les cultivateu­rs mou‐ raient de faim à s’acharner à tirer quelque chose de ces terres-là.

Et les gens de Saint-Ur‐ bain? On les appelait com‐ ment?

M. Desgagnés réfléchit un moment à la question. Non, ça ne me vient pas. Un gars de Saint-Urbain, c’est un gars de Saint-Urbain. C’est l’arrièrepay­s, c’est la forêt, les bûche‐ rons, la mine, pis des terres de roches. Tout ce que je peux te dire, c’est que quand j’étais jeune, on trouvait les filles de Saint-Urbain bien belles!

Saint-Urbain-de-Charle‐ voix, c’est la région de Rosan‐ na Saint-Cyr, le célèbre per‐ sonnage de mère courage du Temps d’une paix, téléroman créé par Pierre Gauvreau qui raconte la vie de quatre fa‐ milles de Charlevoix entre la Première et la Seconde Guerre mondiale.

Or, depuis lundi, le nom du village de Saint-Urbain s’est imprimé dans la mémoire col‐ lective du Québec : un pont emporté par une rivière dé‐ chaînée, des roulottes valsant dans l’eau tumultueus­e, deux êtres dont la vie s’est arrêtée brusquemen­t dans l’eau boueuse parce qu’ils tentaient d’aider leurs prochains.

Depuis les Éboulement­s, il faut prendre le rang SaintJean-Baptiste pour se rendre à Saint-Urbain-de-Charlevoix. Cette route qu’il faut emprun‐ ter à cause des circonstan­ces est d’une grande beauté. Une immense forêt d’épinettes d’un vert entêté s’étend en contrebas des impression‐ nantes montagnes des Lau‐ rentides aux sommets tou‐ jours enneigés.

Mais le nom de ce village tranquille est désormais syno‐ nyme de ce genre de tragédie qui marque les esprits. SaintUrbai­n-de-Charlevoix, un nom prononcé dans les bulletins de nouvelles à la télé, à la ra‐ dio. Un nom qui fait la man‐ chette des journaux.

Hier, j’ai vu ma voisine à la télévision. Ça fait drôle pareil, me dit Rose-Aline Gilbert, 87 ans, venue à pied chercher son courrier au petit bureau de poste du village. Régis, c’était mon voisin. Y était ser‐ viable, c't homme là, y a pas de mots pour le décrire. Je le considérai­s un peu comme un de mes fils.

Le regard de la vieille dame s'embue et, sous un ciel maussade, elle évoque le par‐ cours sur Terre du pompier volontaire. Il a été bûcheron, puis homme de ménage à l’hôpital de Baie-Saint-Paul. Enfin, garde de sécurité.

Passe Nicole Tremblay, 75 ans, en route vers la Caisse populaire. Les deux femmes échangent un peu, partagent leur émoi. Ça me fait pleurer, ce qui s’est passé. C’est ben dur pour une belle paroisse comme Saint-Urbain, dit Ni‐ cole. Le monde s’aide, le monde sont charitable­s. C’est comme ça. C’est dans la men‐ talité.

Rose-Aline parle avec sa‐ gesse du deuil, du temps qu’il faut pour saisir l’absurde d’un départ définitif. C’est pas là, là que ça va être le plus dur. C’est cet hiver, quand il ne va pas venir m’aider à déneiger. C’est à la période de la pêche à la truite, quand il ne viendra pas me porter de poissons, que je vais comprendre qu’il n’est plus là pour de vrai, Ré‐ gis.

Ce jeudi matin, en bas de la côte à Matou, comme on dit ici, là où la rivière a engouf‐ fré la vie des deux pompiers volontaire­s, la majorité des journalist­es sont partis. Au même moment, à Québec, le ministre de la Sécurité pu‐ blique François Bonnardel ex‐ plique aux journalist­es de l’As‐ semblée nationale qu’il faut attendre les résultats de l’en‐ quête sur la mort des pom‐ piers volontaire­s pour se pro‐ noncer sur leur formation.

Matou, qui a laissé son nom à la route escarpée, c’était le père de Laurent Du‐ fresne, 83 ans.

Chez nous, on était 20 en‐ fants. Les plus vieux ont com‐ mencé à travailler de bonne heure parce qu'il fallait don‐ ner de l’argent au père pour qu’il puisse instruire les plus jeunes. Moi, j’ai commencé à travailler à 13 ans dans les cui‐ sines d’un camp de bûcheron, raconte le vieil homme, tou‐ jours droit comme un chêne devant son entreprise, à la fois un motel, un restaurant et un dépanneur à un jet de pierre du pont du Genévrier, celui qui a cédé lundi sous la pression des eaux furieuses.

Ça fait 70 ans que je tra‐ vaille et j’ai pris seulement deux semaines de vacances en 2003 pour aller en Floride.

À Saint-Urbain, les gens sont vaillants et les années de misère sont derrière eux. C’est le plein emploi, ici. Des em‐ ployés de la Sépaq à côté, qui attire de plus en plus d’ama‐ teurs de randonnées, des gens qui travaillen­t au Massif de Charlevoix, aux Charcute‐ ries de Charlevoix ou dans d’autres entreprise­s inno‐ vantes du coin qui se sont ins‐ tallés dans cet arrière-pays splendide et où les propriétés sont moins chères que celles sur la côte.

Au dépanneur, on nous dit qu’il y a même de plus en plus d’immigrants français. C’est pas le Plateau encore, mais…, nous dit-on en souriant.

Je demande à Laurent Du‐ chesne s’il pense que le nom de son village sera désormais associé au drame qui s’est joué cette semaine. L’homme hoche la tête : C’est ben pos‐ sible. Ça fait ben mal en tout cas, c’t affaire-là.

À quelques kilomètres de là, Robert Labbé arpente ce qu’il reste de son camping. Lundi matin, on avait une bu‐ siness; lundi soir, elle avait disparu. Mes frères et moi, on a regardé la rivière détruire 55 ans de travail en 5 heures à peine.

Les roulottes emportées par la rivière, lundi, vedettes improbable­s de ces images vi‐ rales, spectacula­ires, elles étaient sur son camping, son coin, son alma mater. On a été le centre de l’attention de‐ puis lundi, dit-il, ajoutant qu’il n’a pas grand-chose d'intéres‐ sant à dire, à ajouter. Qu’on ne devrait plus parler d’eux maintenant que tout a été dit. Là, on va passer à autre chose, et c’est parfait ainsi. C’est le principe des nouvelles. L’une remplace l’autre, dit-il. Quand on pense à ces deux hommes qui ont perdu la vie, soupire-t-il, on se dit qu’on est vivant.

Robert Labbé commence à peine à prendre la mesure de l’événement. Je lui demande s’il était, depuis lundi, en état de choc. En me répondant oui, sa voix se brise. Je lui sou‐ haite bon courage. Il s’éloigne en silence. Puis se retourne un moment pour dire : On est à genoux, mais on va se tenir debout.

Debout, mais vivant sur une route déchirée, pour combien de temps?

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