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« Coups, crachats, insultes » : une éducatrice sur deux victime de violence

- Julie Marceau

Pendant l'heure du dîner, en Montérégie, deux élèves se battent. L'éduca‐ trice intervient pour les sé‐ parer. L'un des deux s'en prend à elle.

Il lui donne plusieurs coups de poing dans le ventre et l'insulte à répétition en la traitant de grosse conne.

Dans une autre école pri‐ maire de la région, un élève lance des chaises et des jouets sur son éducatrice. J'ai eu de la douleur durant une heure, raconte-t-elle.

Ces événements pour‐ raient paraître isolés et cir‐ conscrits à une poignée d'en‐ fants, mais ce n'est pas le cas.

Coups de pied, coups de poing, gifles, jurons, les agres‐ sions se suivent et se res‐ semblent dans une vingtaine de rapports d'incidents ré‐ cents obtenus par Radio-Ca‐ nada. Ils proviennen­t d'écoles du Centre de services scolaire des Hautes-Rivières (CSSDHR), en Montérégie.

Et la situation n'est pas propre à la région.

Près d'une éducatrice en service de garde sur deux dit avoir été victime de violence verbale ou physique, selon un sondage réalisé par la Fédéra‐ tion des employées et em‐ ployés de services publics (FEESP-CSN).

Près de 1500 éducatrice­s en service du milieu scolaire ont participé à ce sondage réalisé auprès du personnel de soutien de la FEESP-CSN.

50 % disent avoir subi de la violence psychologi­que de la part d'enfants;

41 % disent avoir subi de la violence physique de la part d’enfants;

30 % disent avoir subi de la violence psychologi­que de la part des parents.

Le sondage a été réalisé entre les mois d'août et de janvier. La FEESP est le plus gros regroupeme­nt syndical en service de garde, avec près de 9200 éducatrice­s.

Cet enfant-là, je l'ai‐ mais, mais là, c'était trop

Rebecca Smith aime son travail et les enfants dont elle s'occupe. Elle est éducatrice en service de garde à SaintJean-sur-Richelieu.

Elle cumule 13 ans d'expé‐ rience en tant qu'éducatrice. Pourtant, ces jours-ci, elle traîne une boule d'anxiété qui ne s'en va pas, avec la hausse d'épisodes agressifs de la part d'élèves.

Dans les incidents les plus récents, un enfant de son groupe, contrarié par la fin d'une période d'activités, est passé proche de blesser quel‐ qu'un.

Il ne voulait pas sortir du local. Il a lancé des chaises et j'ai mangé un coup de poing directemen­t dans la poitrine. Je me suis fait cracher au vi‐ sage, raconte-t-elle.

Dans son rapport d'inci‐ dent, que nous avons consul‐ té, l'éducatrice décrira avoir eu le souffle coupé. On y lit que l'élève l'a également me‐ nacée de la tuer avec un cou‐ teau.

Plusieurs de mes collègues ont peur de lui, dit l'éduca‐ trice, qui continue malgré tout de le prendre sous son aile.

Souvent [d'autres éduca‐ trices] vont m'appeler pour que j'aille le chercher quand il est au gym, parce que j'ai l'avantage d'avoir créé un lien avec lui.

Vous savez, ce sont mes enfants, mes cocos.

Rebecca Smith, éducatrice Cet enfant est issu d'une classe ordinaire. Il n'a aucun diagnostic connu de l'équipeécol­e.

Or, Rebecca supervise aus‐ si, comme toutes les éduca‐ trices, des élèves à défis parti‐ culiers, selon le diagnostic éta‐ bli, qui ont parfois de graves troubles du comporteme­nt.

La simple évocation du nom d'un ancien élève lui donne froid dans le dos.

L'enfant était dans une classe appelée CDAC durant la pandémie. Une classe de dé‐ veloppemen­t affectif et com‐ portementa­l. Ce sont des en‐ fants avec de graves troubles du comporteme­nt, explique Rebecca.

Dans cette classe spéciali‐ sée, quatre adultes s'occu‐ paient de six enfants : l'ensei‐ gnant, deux technicien­nes en éducation spécialisé­e et un psychoéduc­ateur.

Or, quand la cloche sonne, les élèves des classes spéciali‐ sées se rendent au service de garde (pour ceux qui y sont inscrits), mais le personnel spécialisé ne suit pas dans la plupart des écoles au Québec.

Résultat : Rebecca s'occu‐ pait seule de cet enfant, qui nécessitai­t une attention très particuliè­re, et de ses 19 autres élèves.

Un jour, raconte-t-elle, j'ai reçu des chaises, du mobilier. Il m'a lancé un ordinateur, des crayons, un bac de LEGO.

L'éducatrice a isolé l'enfant d'à peine 6 ans dans une classe vitrée où elle pouvait le surveiller pour s'assurer qu'il ne se blesse pas et elle a de‐ mandé aux 19 autres élèves d'attendre de l'autre côté.

Il n'y a pas de TES [techni‐ cienne en service de garde] qui vient à ma rescousse le soir pour m'aider, vous com‐ prenez?

Et ce ne sont que quelques exemples parmi d'autres.

On peut avoir facilement six ou sept élèves dans un groupe qui vont faire une crise ou être violents dans une même journée. Je parle de coups, de cris, raconte Sa‐ brina Tétreault, éducatrice en service de garde dans une école de Granby.

Vous savez, entendre crier toute la journée, c'est dur. Quand je dis crier, je parle de crier assez fort pour qu'on en‐ tende l'élève dans toute l'école, cite-t-elle en guise d'exemple.

L'enfant qui est à l'école depuis 6 h 30 le matin, qui a flippé une table le midi parce qu'il était fâché, qu'on a fina‐ lement réussi à calmer, mais qui, quand la cloche sonne, ne veut pas entrer en classe, ima‐ ginez à 15 h comment il est épuisé, fait-elle valoir.

Sabrina, s'est fait mordre au sang il y a plusieurs an‐ nées. Elle a dû aller à l'hôpital. À l'époque, elle considérai­t que c'était un cas isolé. Au‐ jourd'hui, elle trouve que les incidents violents sont deve‐ nus réguliers.

On marche sur des oeufs pour éviter la violence, alors qu'on travaille dans des écoles primaires. Des é-co-les pri-maires!

Sabrina Tétreault, éduca‐ trice

J'ai du mal à m'imaginer, avec ce qu'on vit, comment ça se passe dans les centres jeu‐ nesse, confie Rebecca Smith.

De Granby à Saint-Jeansur-Richelieu jusqu'à Mont‐ réal, le constat est le même : rares sont les éducatrice­s qui remplissen­t les rapports d'in‐ cidents, d'où un manque criant de statistiqu­es sur le phénomène, a pu constater Radio-Canada.

J'ai vu des éducatrice­s se faire frapper, tordre le bras, mordre par des enfants et qui n'ont jamais porté plainte, ex‐ plique Lydie Beaubrun, édu‐ catrice en service de garde de‐ puis sept ans dans une école du quartier Mile-End à Mont‐ réal.

Les rapports sont le cheval de bataille des syndicats. Les éducatrice­s à qui nous avons parlé ont toutes répété qu'elles n'ont pas le temps de remplir des rapports d'inci‐ dents.

Ça fait des années qu'on leur dit : remplissez vos rap‐ ports! même si c'est juste ver‐ bal. Se faire traiter de noms comme "grosse vache", jour après jour, c'est dur. Les sé‐ quelles psychologi­ques, des

fois, ça prend même plus de temps à guérir qu'un bleu, souligne Annie Charland, la présidente du secteur scolaire à la Fédération des employés du secteur public (FEESPCSN).

Contacté par Radio-Cana‐ da, le Centre de services sco‐ laire des Hautes-Rivières (CSSDHR) souligne lui aussi l'importance des rapports d'incidents.

Ils nous permettent d'identifier des mesures concrètes afin d’offrir un mi‐ lieu sécuritair­e pour tous, af‐ firme Me Céline Falardeau, di‐ rectrice du service des affaires juridiques et des communica‐ tions, qui confirme que le centre scolaire est préoccupé par ce contexte particulie­r.

La pandémie a accentué ces problémati­ques.

Annie Charland, prési‐ dente du secteur scolaire à la FEESP-CSN

Création d'un comité spécial sur la violence

La Fédération des centres de services scolaires (FCSSQ) ne dispose pas non plus de données lui permettant de confirmer ou infirmer si le phénomène de violence dans les écoles est plus présent qu'auparavant.

Se disant très préoccupée par la sécurité de son person‐ nel, la fédération confirme par ailleurs la création à venir d'un « comité spécial sur la violence et les risques d'agres‐ sion en milieu scolaire ». Ce dernier aura pour mandat de « comprendre le phénomène de la violence en milieu sco‐ laire et de dégager des pistes d'action additionne­lles », pré‐ cise Caroline Dupré, prési‐ dente-directrice générale de la FCSSQ.

Une équipe de l'Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) s'est pen‐ chée sur le phénomène dans le cadre de travaux plus larges sur la santé mentale du per‐ sonnel scolaire. Les résultats de cette enquête seront dé‐ voilés au cours des prochains mois.

Les syndicats locaux sur‐ pris et inquiets

Le président du Syndicat du personnel de soutien des Hautes-Rivières, Jacques Lan‐ ciault, confie que le sondage visait à tâter le pouls du per‐ sonnel dans la foulée des né‐ gociations entre le gouverne‐ ment du Québec et les em‐ ployés du secteur public.

Or, personne, selon lui, ne s'attendait à autant d'inci‐ dents violents.

Entre Sorel, Granby et Saint-Jean-sur-Richelieu, les gens ne se connaissen­t pas. Pourtant, les résultats sont les mêmes, précise-t-il.

C'est vraiment au primaire, le problème. Trouvez-moi un autre endroit dans la société où on peut frapper du monde, mais où il n'y a pas de conséquenc­es? Ça n'a aucun bon sens que les employés subissent ces gestes-là et ces comporteme­nts-là, ajoute le président.

Au secondaire c'est diffé‐ rent. La police va intervenir s'il y a un grave acte violent.

Jacques Lanciault, pré‐ sident du Syndicat du person‐ nel de soutien des Hautes-Ri‐ vières

Le problème est toutefois très complexe, selon lui. Tou‐ tefois, le président appelle à une importante réflexion sur la façon d’assurer à la fois la sécurité des enfants dans un climat de bienveilla­nce et la sécurité du personnel sco‐ laire.

Des représenta­nts du Syn‐ dicat du personnel technique, administra­tif et éducatif du Val-des-Cerfs ainsi que du Syndicat du personnel de soutien des Hautes-Rivières, membres de la FEESP-CSN, tiendront un point de presse vendredi pour parler de la hausse des incidents violents dans les écoles de leur région.

Les services de garde, ce n'est pas un parking

Lydie Beaubrun, Rebecca Smith et Sabrina Tétreault ont en commun de vivre des épi‐ sodes de violence, mais aussi d'aimer leurs enfants et de veiller à leur développem­ent au moyen de diverses activi‐ tés.

Ce n'est pas un parking d'enfants, comme certains pa‐ rents le pensent, les services de garde, affirme Rebecca Smith. On travaille fort pour faire faire des activités aux élèves et pour développer leurs habiletés.

Et chaque éducatrice a une histoire de réussite. Parmi les interventi­ons dont elle est fière, Rebecca Smith men‐ tionne un jeune qui avait des problèmes de langage, et à qui elle a fait faire de l'impro‐ visation.

Il avait du mal à articuler et les mots n'étaient pas clairs. Je l'ai sorti de sa zone de confort avec l'exercice d'improvisa‐ tion. J'ai dit à tous les autres élèves d'écouter.

Un déclic s'est produit : Il s'est mis à parler! Ça l'a comme valorisé. Il est rendu au cégep maintenant, ra‐ conte-t-elle, de la fierté dans la voix.

On est pas juste des gar‐ diennes d'enfants. On sait tout ce qu'ils vivent.

Rebecca Smith, éducatrice Lydie Beaubrun a aussi ses soleils, dont un enfant de 10 ans atteint de trisomie et de trouble du spectre de l'au‐ tisme (TSA).

On a établi une routine du matin jusqu'au soir. Il connaît la routine. Si je lui demande quelque chose, il va le faire, mais si c'est quelqu'un d'autre, il ne le fera pas. Quand il s'en va prendre son taxi en fin de journée, il dit : bye bye Lydie, bye mon amour.

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