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Les manquants : le polar sociopolit­ique de Marie-Ève Lacasse

- Valérie Lessard

Trois femmes et un homme disparu. Une France un brin dystopique, aux vérités exacerbées par la chaleur, les pénuries, une pandémie et des contrôles policiers renfor‐ cés. Avec Les manquants, la Gatinoise d’origine Ma‐ rie-Ève Lacasse propose un fascinant polar à saveur fé‐ ministe et écologique enra‐ ciné dans le terroir, doublé d’un percutant regard cri‐ tique sur son pays d’adop‐ tion.

Vigneronne, mère de deux adolescent­s, Claire se rend à la police pour rapporter la dis‐ parition de son mari… deux ans après les faits. Tour à tour, ses amies Joan et Hélène, ve‐ nues la rejoindre pour vivre en commune dans son petit village à deux heures de Paris, devront également rendre compte de ce qu’elles savent sur Thomas, son mariage d’une vingtaine d’années avec Claire et ce qui lui est arrivé.

Chacune le fera en s’adres‐ sant directemen­t au policier qu’on devine assis devant elle, tel un personnage aveugle re‐ cevant leurs aveux, à l’instar de la personne en train de lire, véritable manquant du livre.

Quand on lit un livre, quel qu’il soit, on est toujours dans une position de juge : on juge les personnage­s, on juge leurs choix [...], voire on juge le style de l’auteur, explique MarieÈve Lacasse, qui a choisi d’as‐ sumer totalement ce parti pris. C’est au lecteur ensuite de juger les actions des per‐ sonnages. [...] Parce qu’évi‐ demment, quand on va à la police pour faire une déposi‐ tion, on n’est pas obligés de dire la vérité.

Reporter pour Libération, Marie-Ève Lacasse se pas‐ sionne pour le milieu viticole. Les « manquants » du titre, c’est non seulement le nom d’une cuvée d’une vigneronne qu’elle apprécie et le lectorat que ses héroïnes interpelle­nt, ce sont surtout les pieds [des vignes] morts, qu’on avait ar‐ rachés et qui laissaient des espaces vides, parmi les vi‐ vants.

On a tous des manquants, dans notre vie. Ils ne sont pas là et on pense à eux et à elles constammen­t. Finalement, la meilleure manière d’occuper l’espace mental des gens, c’est en partant!

Marie-Ève Lacasse, écri‐ vaine

Il y a donc un peu d’elle en Claire la viticultri­ce, dans son ambivalenc­e par rapport à l’amour en tant que féministe et sa dépendance qui entre en contradict­ion avec un désir de liberté.

L’autrice de 40 ans se ré‐ vèle aussi à travers Hélène, la plus rebelle des trois, mais en‐ core plus par le biais de Joan, ayant choisi de quitter les États-Unis pour s’installer en France, dont elle se sent très proche. Bien que naturalisé­e française depuis 20 ans, Ma‐ rie-Ève Lacasse ressent en‐ core cette fatigue secrète à toujours devoir comprendre les codes, ce tirailleme­nt iden‐ titaire entre ses racines qué‐ bécoises et françaises.

Je vis clandestin­ement mon étrangeté, fait-elle valoir.

La « fatalité d’écrire », de Gatineau à Paris

À 14 ans, Marie-Ève La‐ casse publie Masques chez Vents d’Ouest, recueil de nou‐ velles qui lui vaut le Prix litté‐ raire Le Droit dans la catégo‐ rie jeunesse.

Dans la foulée, elle signe coup sur coup deux romans sous le pseudonyme de Clara Ness chez XYZ, Ainsi font-elles toutes (2005, finaliste au Prix des collégiens) et Genèse de l’oubli (2006).

Je crois que je n’assumais pas tout à fait d’écrire des livres et de révéler des choses sur moi-même ou sur les autres, confie la principale in‐ téressée.

Elle renoue 11 ans plus tard avec la littératur­e et son véritable nom pour lancer Peggy dans les phares, en 2017, sur la vie de la man‐ nequin, styliste et journalist­e de mode Peggy Roche, la compagne de Françoise Sa‐ gan. Elle décroche le Prix spé‐ cial du jury Simone-Veil.

En 2020, son Autobiogra‐ phie de l’étranger, par la‐ quelle elle décortique notam‐ ment son rapport avec son Outaouais natal sans complai‐ sance, figure parmi les cinq fi‐ nalistes au Prix littéraire du gouverneur général dans la catégorie roman et nouvelles.

Son rapport à l’écriture, d’abord contrarié, a ainsi suivi [s]a vie, en fonction de la liber‐ té que la reporter et autrice s’est accordée.

Aujourd’hui, je peux dire que j’assume pleinement le fait d’être écrivaine, mais ça a mis six livres avant de pouvoir dire haut et fort : “Voilà, c’est la voie que j’ai choisie.” Ou peut-être [...] qui s’est impo‐ sée à moi, que je devais faire, parce qu’écrire est quelque chose d’impérieux. Sans l’écri‐ ture, je pense que je ne peux pas avoir une santé mentale très solide, avoue sans gêne Marie-Ève Lacasse dans un sourire. C’est une forme de fa‐ talité.

Une fatalité qu’elle accepte avec lucidité et un peu plus de sérénité maintenant.

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