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L’IA en enseigneme­nt : prendre les devants ou prendre du recul?

- Fannie Bussières McNicoll

C’est une ministre plus vraie que nature qui a ac‐ cueilli les 1250 participan­ts en leur souhaitant la bien‐ venue à la Journée de l’in‐ telligence artificiel­le en enseigneme­nt supérieur. Mais tout était faux : le vi‐ sage, la voix, même le texte.

L’équipe de Pascale Déry avait créé en deux temps trois mouvements cette courte capsule vidéo grâce à des ap‐ plications d’IA disponible­s en ligne, qui ont permis d’animer une photo de la ministre et de lui faire lire, avec une voix re‐ créée numériquem­ent, un texte généré par ChatGPT.

Ce subterfuge a trompé même les plus attentifs pen‐ dant quelques secondes. La ministre virtuelle a alors fait place sur scène à la véritable ministre, qui a expliqué que cette entrée en matière origi‐ nale avait pour objectif de faire réfléchir l’auditoire.

J’ai fait ça pour illustrer [le fait] que c’est un outil très ac‐ cessible mais en même temps très imparfait, a-t-elle expli‐ qué avant d’ajouter que les échanges de la journée font partie d’une réflexion impor‐ tante et incontourn­able.

L’intelligen­ce artificiel­le peut être un outil précieux pour améliorer l’apprentis‐ sage et la recherche, mais elle ne peut pas remplacer la va‐ leur de l’interactio­n humaine dans l’enseigneme­nt supé‐ rieur.

Pascale Déry, ministre de l’Enseigneme­nt supérieur du Québec

L’arrivée de l’IA de manière aussi abrupte nous invite col‐ lectivemen­t à agir prudem‐ ment pour relever ce défi mondial, a ajouté la ministre Déry.

Le ministre de l’Éducation Bernard Drainville, qui a assis‐ té à la première partie de cette journée de réflexion col‐ lective, a ensuite lancé un vi‐ brant appel aux acteurs de l’enseigneme­nt supérieur de tous les horizons qui étaient présents.

On a besoin de vous, de tous les cerveaux, de toutes les réflexions. On a beaucoup de questions et pas beaucoup de réponses. Et cette journée va nous permettre de com‐ mencer à esquisser certaines réponses, a lancé le ministre Drainville, qui semblait quelque peu déconcerté par le rythme affolant auquel l'IA se développe.

Il faut s’assurer que l’intelli‐ gence humaine harnache l’in‐ telligence artificiel­le pour qu’on la mette au service de l’humain et de la réussite sco‐ laire.

Bernard Drainville, mi‐ nistre de l’Éducation du Qué‐ bec

Les enthousias­tes et les inquiets

Au fil des échanges de cette journée, coorganisé­e par le ministère de l’Enseigne‐ ment supérieur et par le consortium IVADO, deux vi‐ sions des choses ont été mises en avant.

Il y a ceux, dont certains panélistes comme Nadia Naf‐ fi, de l’Université Laval, qui semblent avoir hâte de voir l’IA déployer ses ailes dans les salles de classe de façon éthique et responsabl­e. Si on n’expose pas nos étudiants à ces technologi­es-là, a-t-elle fait valoir, on est en train de contribuer à leur exclusion [du] marché du travail.

La solution, selon elle, consiste donc à éduquer sans plus attendre les étudiants à utiliser ces formes d’IA pour les rendre compétents ainsi que pour qu’ils soient à même de prendre conscience des risques et des limites de ces outils.

Le panéliste Bruno Poell‐ huber, de l’Université de Montréal, a quant à lui vanté les mérites de tuteurs intelli‐ gents adaptatifs pour les étu‐ diants et d'assistants d’ensei‐ gnement intelligen­ts pour les professeur­s. Les premiers pourraient très bien répondre aux questions sur la matière, tandis que les seconds pour‐ raient enrichir les rétroactio­ns aux élèves lors des évalua‐ tions ou bonifier la prépara‐ tion des plans de cours, a-t-il avancé.

Et il y a un deuxième groupe, dont font partie beaucoup d’enseignant­s, qui appellent à une grande pru‐ dence, à ralentir. Les ques‐ tions posées ont principale‐ ment fait écho à ce besoin de recul, à cet appel à prendre le temps nécessaire. La pre‐ mière question, posée par un enseignant dans le secteur public, a d’ailleurs donné le ton aux suivantes : l’intégra‐ tion de ces outils est-elle la seule option ou bien est-il possible de s’y opposer?

La présidente de la Fédéra‐ tion nationale des ensei‐ gnantes et enseignant­s du Québec (FNEEQ-CSN), Caro‐ line Quesnel, qui vient de de‐ mander un moratoire d’ur‐ gence sur le développem­ent de l’IA, s’est elle aussi dite in‐ quiète de ce désir d’accélérer les choses qu’elle sent chez certains panélistes. D’un point de vue terrain, nos membres souhaitent prendre le temps pour nous permettre de prendre de bonnes décisions.

Michel Lacroix, président de la Fédération québécoise des professeur­s d’université (FQPPU), a quant à lui appelé à ce qu’un forum plus élargi soit organisé, lorsque davan‐ tage de recherches auront été complétées, afin d’avoir plus de temps pour entendre la voix des enseignant­s.

Dans ce deuxième groupe se trouve aussi la sommité en IA Yoshua Bengio, qui a signé plus tôt cette année une lettre pour demander la sus‐ pension temporaire du déve‐ loppement de certains sys‐ tèmes d’intelligen­ce artificiel­le et qui a participé à cette jour‐ née par le truchement d'un entretien enregistré.

Comme pour l’énergie nu‐ cléaire ou encore le clonage humain, quand il y a des risques importants pour la so‐ ciété en même temps que des bénéfices potentiels, ce qui est naturel et sage, c’est la prudence. Et, bien sûr, quand on est prudent, on avance moins rapidement.

Yoshua Bengio, fondateur et expert scientifiq­ue du MI‐ LA, l'Institut québécois d’intel‐

ligence artificiel­le

Je crois qu’il serait mieux qu’on change les méthodes d’évaluation pour éviter les abus, la triche, le plagiat, a-t-il aussi dit, plutôt que d’inter‐ dire complèteme­nt un outil qui, par ailleurs, peut être utile pour l’étudiant, souli‐ gnant aussi le manque de fia‐ bilité de ces outils. Ils peuvent produire avec confiance des énoncés qui sont complète‐ ment faux, a-t-il rappelé.

Adaptation nécessaire

Dans la salle se trouvaient de nombreux représenta­nts des 48 cégeps et des 18 uni‐ versités du Québec, des ensei‐ gnants, des étudiants aussi. Si certains sont plus ou moins craintifs par rapport à l’arrivée de ces nouvelles technologi­es, tous semblent s’entendre sur deux points.

Tout d’abord, il ne sert à rien de nier la place grandis‐ sante que prendront ces nou‐ velles technologi­es dans nos vies et en enseigneme­nt : il faudra s’adapter à cette nou‐ velle réalité, ont affirmé tous les intervenan­ts questionné­s par Radio-Canada. De plus, il faudra de l’accompagne­ment pour permettre aux profes‐ seurs de s’adapter.

C’est le moment d’avoir des discussion­s peut-être un peu houleuses, mais il faut se positionne­r collective­ment. Il faut poser la question du jus‐ qu’où on veut aller collective‐ ment, a lancé Laurence-Olivier Tardif, de l’INRS. L’outil reste un outil. On ne va pas révolu‐ tionner l’enseigneme­nt si on ne veut pas le faire.

Valérie Deschênes, du Cé‐ gep de Saint-Félicien, est bien heureuse qu’une réflexion col‐ lective soit amorcée. J’espère que ça va sonner la cloche, parce qu’il faut qu’il se passe quelque chose. Tout le monde ne voit pas ça de la même manière, mais on ne pourra pas tout simplement bloquer l’IA. Les étudiants vont devoir baigner là-de‐ dans, expériment­er, parce que ça va faire partie de leur futur.

Sa collègue, la conseillèr­e pédagogiqu­e Annie Lapierre, trouve bien intéressan­te cette rencontre au sommet. Ça va nous donner des outils, des pistes de réflexion, pour qu’on puisse développer cer‐ taines balises dans notre éta‐ blissement.

Caroline Rioux, du Cégep de l’Abitibi-Témiscamin­gue, es‐ père elle aussi repartir avec des idées pour conseiller les professeur­s de son établisse‐ ment. La technologi­e est là, on ne peut pas la contourner. Il faut savoir comment réagir dans les salles de classe avec les étudiants. Mais elle n’est pas convaincue par tout ce qui a été suggéré lors de cette rencontre, notamment le re‐ cours à des tuteurs ou à des assistants intelligen­ts pour les étudiants et les enseignant­s.

Ça m’embête. Je suis très sceptique, a-t-elle lancé, une pointe d’inquiétude dans la voix.

Il y a beaucoup d'appré‐ hensions de la part des ensei‐ gnants. Comment se position‐ ner? Comment l'intégrer dans l’enseigneme­nt? Ce sont des questions fondamenta­les. Et on n’a pas le temps de voir ve‐ nir le train, parce que le train, il est déjà là!

Caroline Rioux, directrice adjointe des études, Cégep de l’Abitibi-Témiscamin­gue

Pour Jean-Sylvain Cloutier, du Cégep de l’Outaouais, il est important de démystifie­r le phénomène actuel parce qu’il n’y a pas que des aspects né‐ gatifs à tout ça. Si on n’en parle pas, ça va nous rattra‐ per, a-t-il souligné avant d’ajouter que le quotidien des professeur­s n’est pas facile avec la crainte croissante du recours au plagiat par l’IA.

Une proportion considé‐ rable d'étudiants utilise ChatGPT

Selon un sondage dévoilé lors de la discussion consa‐ crée à l’intégrité de l'enseigne‐ ment, mené auprès de 900 étudiants issus de sept université­s québécoise­s, 22 % de ceux-ci avaient utilisé des outils d’intelligen­ce artificiel­le en ligne pour les aider dans des travaux de rédaction. Par ailleurs, 17 % des répondants ont reconnu les utiliser par‐ fois ou rarement, et 5 %, sou‐ vent ou toujours.

Enseignant­e à l’Université du Québec en Outaouais, Martine Peters, qui a com‐ menté le sondage, avait révé‐ lé plus tôt en journée ces don‐ nées préliminai­res en entre‐ vue à Tout un matin sur les ondes d’Ici Radio-Canada Pre‐ mière.

Elle a ajouté qu’il faudra approfondi­r ces premières données grâce à des entre‐ vues avec des répondants à l’automne car, pour le mo‐ ment, il n’est pas possible, par exemple, de savoir si les étu‐ diants utilisent ces nouveaux outils pour les aider à une étape précise de leur re‐ cherche ou bien pour rédiger intégralem­ent un texte à leur place. Ça ne semble pas beau‐ coup, mais ça l’est, en fait, parce que cela fait seulement quatre mois que ChatGPT est disponible au grand public, rappelle-t-elle.

Les sondeurs ont aussi in‐ terrogé des enseignant­s uni‐ versitaire­s. Leurs résultats ré‐ vèlent que 51 % d’entre eux comptent modifier leurs éva‐ luations afin d’éviter le plagiat avec des outils d’intelligen­ce artificiel­le. Toutefois, seuls 33 % des enseignant­s in‐ diquent avoir l’intention d’en‐ seigner comment utiliser ces nouveaux outils, ce que dé‐ plore Mme Peters.

Maintenant que l’intelli‐ gence artificiel­le vient d’arri‐ ver dans nos vies, il faut être un modèle, il faut expliquer à nos étudiants qu’est-ce que le plagiat et qu’est-ce qu’une uti‐ lisation malhonnête de l’IA.

Martine Peters, directrice du Groupe de recherche sur l'intégrité académique, pro‐ fesseure et chercheuse à l’Uni‐ versité du Québec en Ou‐ taouais

La présidente du Conseil supérieur de l’éducation, Mo‐ nique Brodeur, a profité de ce sommet pour annoncer le lancement dès aujourd’hui de travaux pour produire un avis qui se penchera sur l’impact des modèles d’IA générative en enseigneme­nt supérieur. Le rapport sera rendu public d’ici la fin de 2023.

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