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La relève agricole québécoise poussée vers la sortie

- Vincent Rességuier

Tommy Lauzon vient de faire le grand saut. Il a quit‐ té son emploi pour se concentrer pleinement à son projet de ferme fami‐ liale à Mirabel dans lequel lui et sa conjointe ont in‐ vesti une bonne partie de leurs économies.

Après deux saisons esti‐ vales d'essais pour cultiver des légumes et des fleurs, ils entrevoien­t enfin le bout du tunnel. Cela fait cinq ans qu’on travaille sur ce projet, dit-il fièrement.

Depuis que j’ai 13 ans, je sais que je veux être produc‐ trice agricole, renchérit Lau‐ rence Archambaul­t, les yeux brillants d’enthousias­me, son bébé de cinq mois dans les bras.

Pour démarrer la ferme, on avait chacun un emploi à temps plein, puis on travaillai­t à temps partiel pour notre ferme qui était aussi du temps plein, raconte-t-elle, ponctuant sa phrase d'un rire qui en dit long.

Mme Archambaul­t compte profiter de son congé de ma‐ ternité pour mettre les bou‐ chées doubles cet été. Le couple cultive en tout une vingtaine de variétés de lé‐ gumes et une trentaine de va‐ riétés de fleurs. Un rucher as‐ sure la pollinisat­ion des cultures, en plus d'offrir du miel.

À terme, leur objectif est aussi d’élever 300 poulets de chair, 99 poules pondeuses et 20 porcs. L’idée est de pro‐ duire en deçà des quotas. Le jeune couple a fait une croix sur l'obtention de quotas, un marché difficilem­ent acces‐ sible et qui exige une contri‐ bution financière non négli‐ geable.

Le plan de départ était de reprendre la ferme des pa‐ rents de Tommy, soit 80 hec‐ tares avec de grandes cultures et, surtout, 80 vaches laitières.

Le jeune agriculteu­r a dû décliner, la mort dans l’âme. Ces terres ont bercé son en‐ fance. Mais les installati­ons étaient désuètes et deman‐ daient un sérieux rafraîchis­se‐ ment. Selon leurs calculs, pour tout rénover, ils auraient dû se priver de revenu per‐ sonnel pendant dix ans.

Ils se sont donc lancés dans un modèle d'agricultur­e familiale, à petite échelle, avec de la vente directe au consommate­ur. À contre-cou‐ rant de l’agricultur­e indus‐ trielle.

Tommy a aussi décidé de louer à ses parents, mais seulement 2 hectares sur les 80 disponible­s. Acheter la terre familiale n'était tout sim‐ plement pas envisageab­le. Elle est estimée à près de 4 millions de dollars, soit envi‐ ron 50 000 $ par hectare, à l'image de la région. Ils ont aussi cherché ailleurs, mais en vain.

On souhaitait vraiment se procurer nos propres terres. Après deux ans et demi de recherches, la pandémie est arrivée. Les taux d'intérêt ont augmenté, le prix des terres a explosé. Notre rêve est de‐ venu impossible.

Laurence Archambaul­t

Les parents ont entretemps vendu les vaches, un moment crève-coeur pour toute la famille.

Le jeune couple espère en‐ core recevoir les terres en hé‐ ritage. Un horizon à très long terme. En attendant, Tommy déplore que son statut de lo‐ cataire mine sa crédibilit­é face aux banques ou à la finan‐ cière agricole.

L'éléphant dans la pièce, ça reste la valeur des terres

L'accès à la propriété est toujours plus difficile, selon Benoît Curé, coordonnat­eur de L'ARTERRE, un organisme qui met en relation des pro‐ priétaires fonciers avec des aspirants agriculteu­rs qui cherchent des terres.

Depuis l'été dernier, il voit une baisse significat­ive des nouveaux projets. La relève est découragée.

La hausse des taux d'inté‐ rêt et l'inflation, ça a peut-être calmé les ardeurs de certains, mais l'éléphant dans la pièce, ça reste la valeur des terres. Le prix dépasse la rentabilit­é agro-économique de la terre.

Benoît Curé, coordonna‐ teur de L'ARTERRE

Il constate que de plus en plus de jeunes agriculteu­rs, comme M. Lauzon et Mme Ar‐ chambault, renoncent à deve‐ nir propriétai­res et se tournent vers la location ou le modèle coopératif. Et, pour tout le monde, les fins de mois ne sont pas toujours fa‐ ciles.

On a de plus en plus de jeunes agriculteu­rs qui doivent travailler à l'extérieur pour subvenir à leurs besoins ou à ceux de leur ferme, ra‐ conte-t-il. M. Curé redoute maintenant un exode des jeunes agriculteu­rs en difficul‐ té vers le salariat. Surtout dans ce contexte de manque de main-d'oeuvre, alors que les employeurs redoublent d’efforts pour attirer et conserver leurs employés.

Des difficulté­s pour acheter, mais aussi pour vendre

Au Québec, le prix des terres agricoles a augmenté de 10 % en 2021 et de 11 % l'an dernier. En Outaouais, par exemple, le prix de l’acre est passé de 485 $ en 1996 à 4500 $ en 2022.

C'est dans cette région que se trouve l'érablière de Jo‐ hanne Bonenfant et Éric Bé‐ langer, mise en en vente après 16 ans d'exploitati­on.

C’était une vieille cabane, avec 5000 entailles, c'était une érablière plaisir, explique M. Bélanger. Avec les années, on a refait les bâtiments, on est monté à 18 000 entailles.

La production de cinq al‐ cools différents en a fait une entreprise très rentable, selon sa conjointe, qui estime les bénéfices à 50 % du chiffre d'affaires.

Ils ont investi sans comp‐ ter temps et argent, mais leur défi est maintenant de trou‐ ver un acheteur. Leur proprié‐ té est évaluée à plus de 2 mil‐ lions de dollars.

L'érablière de Grand-Re‐ mous est en vente depuis deux ans, sauf que le prix est un obstacle pour les ache‐ teurs potentiels qui vont de‐ voir avancer au moins 25 % de la mise de fonds, soit près de 500 000 $.

Beaucoup de gens sont ve‐ nus, beaucoup sont intéres‐ sés, mais la mise de fonds re‐ froidit la relève, concède l'acé‐ riculteur.

Par chance, ils ne sont pas pressés de vendre et, surtout, ils veulent récolter les fruits de leur labeur. Un choix légi‐ time, selon Benoît Curé, parce que dans bien des cas, ce sont des années de travail et d’in‐ vestisseme­nts.

Vendre à prix fou une entreprise peu rentable

Dans d'autres cas, l'entre‐ prise offre peu de garanties de rentabilit­é. Benoît Curé et ses collaborat­eurs tentent alors de raisonner les proprié‐ taires.

Est-ce que l'acheteur va pouvoir vivre de cette entre‐ prise? C'est souvent la ques‐ tion qui tue. Si on vend cinq millions, mais que ce n'est pas possible de tirer un revenu,

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