Radio-Canada Info

Des télés connectées déconnecté­es de la culture d’ici

- Marie-Maude Denis

Dans un appartemen­t du quartier Hochelaga-Mai‐ sonneuve, Alexandre Osti‐ guy, 24 ans, déballe sa nou‐ velle télé connectée. L’étu‐ diant à la maîtrise en sciences politiques constate qu’à part l’applica‐ tion Crave, il n’y a aucune offre de télé francophon­e canadienne dans sa nou‐ velle télévision.

Comme une proportion grandissan­te de foyers (plus de 40 %), Alexandre ne compte pas s’abonner à un service de diffusion par abonnement comme le câble qui lui donnerait accès à la télé en direct.

Il choisit ses contenus parmi les applicatio­ns déjà disponible­s dans sa nouvelle télé. On y trouve, bien en évi‐ dence, les classiques géants des plateforme­s en ligne : Netflix, Amazon et Disney+, mais aussi quelques offres internatio­nales de joueurs qui peuvent se payer une grande visibilité dans le menu et, parfois même, un bouton préprogram­mé sur les télécomman­des.

Même s’il est attaché à sa culture, Alexandre est très lu‐ cide : cela signifie certaine‐ ment qu’il consommera moins de télé d’ici.

Il y a encore l'appel des séries québécoise­s qui marchent bien, que je peux voir sur mon ordinateur, mais c'est certain que le contenu général, le volume, diminue certaineme­nt du fait que quand j’ouvre ma télévi‐ sion, il n'y a pas la télé en di‐ rect. Exit, donc, les chaînes généralist­es comme RadioCanad­a, Télé-Québec, TVA et Noovo.

C’est encore plus vrai dans le cas d’Alexandre puisque, vérificati­on faite, l’appareil empêche l’installati­on d’autres applicatio­ns que celles proposées par le fabri‐ cant.

Marie Collin, PDG de TéléQuébec, s’inquiète de cette tendance, qui croît au fur à mesure que les télés connec‐ tées remplacent les appareils traditionn­els dans les foyers.

Il n'y a aucune réglemen‐ tation qui oblige, par exemple, les LG ou Samsung (ou toute autre marque de télé), quand ils vous vendent votre télé, que de facto vous ayez les applicatio­ns des chaînes nationales, déplore-telle. Il faudrait qu'on soit ca‐ pables de retrouver nos chaînes nationales. C'est une question de protection de notre culture et de notre éco‐ nomie.

On devrait beaucoup s'in‐ quiéter de ce que les jeunes ne consomment pas en ce moment ici. C'est quand on est enfant qu'on bâtit son at‐ tachement à la culture. Si les jeunes sont rapidement ailleurs que dans nos conte‐ nus d'ici, est-ce qu'ils vont re‐ venir consommer des médias traditionn­els ou nationaux une fois adultes? J'ai de grands doutes à cet égard là.

Pour France Beaudoin, productric­e et animatrice, l’impact de ce changement ne menace pas que la télé de chez nous.

La télé est une vitrine pour d'autres formes d'art. Pour nos histoires, pour nos paysages aussi, nos actuali‐ tés, mais aussi pour nos livres et nos musiques, in‐ siste-t-elle.

Elle constate l’impact im‐ médiat de son émission En direct de l’univers sur iTunes. Tout de suite, vous allez voir des chansons francophon­es qu'on a jouées dans les dix, douze premières positions. Il y a un impact direct.

Depuis toujours, on fonc‐ tionne avec une obligation, avec le CRTC entre autres, pour mettre de l'avant des contenus canadiens, mettre de l'avant des contenus fran‐ cophones et autres. À partir du moment où les fabricants de télés n'ont pas d'obliga‐ tion, pensez-vous vraiment que ce sont nos pages qui vont apparaître en premier?

Charles Lafortune, pro‐ ducteur et animateur de La voix à TVA, est lui aussi très inquiet de l’effet des télés connectées.

Si on n'existe plus, si, tous les enfants n'écoutent que du YouTube, puis s'il n'y a pas cette connexion-là avec la télé où ils peuvent se voir, ça fait en sorte qu'ils vont consommer de la télé améri‐ caine.

J'arrive des fois dans un dépanneur où je vois quel‐ qu'un qui a 18 ans et il ne sait même pas c'est quoi l’émission La voix. Il y a une industrie qui va régresser comme peau de chagrin, puis ça va bien plus vite que la ré‐ action qu'on a au niveau poli‐ tique.

Bien que les fabricants de télés connectées agissent un peu comme des diffuseurs en décidant quel contenu est présent dans l’appareil et son positionne­ment, ces géants de l’électroniq­ue sont encore dans l’angle mort du CRTC.

Alors que le Conseil de la radiodiffu­sion et des télé‐ communicat­ions cana‐ diennes planche encore sur l’applicatio­n de la loi C-11 (qui lui donnera le pouvoir de réglemente­r les plateforme­s de diffusion en ligne comme Netflix, Disney+ et Spotify), rien n’est prévu pour les Sony, Samsung, Roku et autres fabricants de télévi‐ sions connectées.

Pourtant, dans plusieurs pays, dont la Grande-Bre‐ tagne, des lois obligeant les fabricants à mettre les chaînes nationales à l’avantplan de leurs appareils sont en cours d’adoption.

La ministre du Patrimoine canadien Pascale St-Onge en convient, le Canada est en re‐ tard. Je suis d'accord avec vous qu'il y a du temps à rat‐ traper. La première mouture pour moderniser la Loi sur la radiodiffu­sion, pour donner les pouvoirs au CRTC de ré‐ glementer ce qui se passe en ligne sur les plateforme­s, ça a pris pratiqueme­nt deux, trois ans juste pour passer la loi.

Pendant longtemps, on s'est fait dire par ces compa‐ gnies-là qu'elles étaient ca‐ pables de s'autorégule­r, qu'elles avaient l'intérêt des usagers à coeur, etc., etc. Et on voit, au fil des décisions qui sont prises par ces entre‐ prises-là, que ce n'est pas tout à fait le cas et qu'il y a une nécessité de réglemen‐ ter le secteur et de légiférer.

La ministre St-Onge laisse au CRTC le soin d’évaluer ce qu’il pourrait faire pour in‐ clure les fabricants de télés connectés dans le cadre ré‐ glementair­e. Mais s’il n’en te‐ nait qu’à elle, les chaînes ca‐ nadiennes devraient être mises en évidence sur la pre‐ mière page du menu des té‐ lés connectées.

Absolument! Et ça fait par‐ tie des choses que le CRTC aussi avait faites [à l’époque de la câblodistr­ibution]. De s'assurer qu’automatiqu­e‐ ment les abonnés avaient ac‐ cès à Radio-Canada, à TéléQuébec. Je pense que le CRTC va devoir se poser ces mêmes questions-là et inter‐ venir d'une façon différente, parce que c'est en ligne, c'est l'Internet, on ne consomme plus la télévision de la même façon, de façon linéaire, avec un horaire précis.

Pour l’auteur du livre Les Barbares numériques Alain Saulnier, c'est la souveraine­té culturelle du Québec et du Canada qui est en jeu. Mais il prédit un autre bras de fer si le gouverneme­nt canadien tente de réglemente­r les té‐ lés connectées.

Il faut ameuter les gens, il faut qu'on comprenne qu'on est en train de changer de

société. On est en train de changer les règles de cette société-là, les règles cultu‐ relles et les règles démocra‐ tiques. Et ça, il faut mettre un frein à tout ça.

Les géants numériques, auxquels s'ajoutent mainte‐ nant ces entreprise­s des télé‐ visions connectées, refusent de reconnaîtr­e que le CRTC a un rôle à jouer. La plupart de ces entreprise­s-là ne veulent aucune forme de réglemen‐ tation et veulent défier l'État dans tous les domaines.

Donc, au nom de rétablir l'autorité de l'État, on a le de‐ voir, à mon point de vue, d'établir un encadremen­t, une réglementa­tion [...] parce que sinon, ce sont les géants numériques qui vont décider pour nous.

Nous avons contacté plu‐ sieurs marques populaires de télévision pour obtenir leur point de vue. Seule LG nous a répondu qu’elle conti‐ nue de travailler avec les pla‐ teformes canadienne­s de dif‐ fusion en continu pour in‐ clure et élargir l’offre de contenu canadien.

La télé connectée : un aspirateur à données per‐ sonnelles

Le nouveau modèle d’af‐ faire des fabricants de télés connectées repose sur la mo‐ nétisation des données per‐ sonnelles de leurs acheteurs. Le prix de ces télévision­s est d’ailleurs en baisse, puisque le nerf de la guerre, pour leurs fabricants, c'est de conquérir le plus grand nombre de salons possible.

C'est ça qui devient très lucratif pour les fabricants [la revente des données person‐ nelles] [...], explique Émilie Lecours, conseillèr­e à la veille stratégiqu­e à Radio-Canada. C'est ça qui lui donne des marges de profit les plus éle‐ vées.

Dans le jargon de notre industrie, on parle beaucoup en termes d'audiences. Par exemple, quelqu'un qui serait devant sa télé connectée et qui écoute du sport pourrait être catégorisé dans l'au‐ dience d'enthousias­te envers le sport, poursuit Olivier La‐ flamme, vice-président mé‐ dias chez Carat, une impor‐ tante agence publicitai­re.

On pourrait même aller plus loin avec des sous-caté‐ gories, fan de hockey ou fan de football. Puis, on décide de dire : bon, pour le pro‐ chain lancement du Ford F150, on va s'assurer d'essayer de maximiser notre portée auprès de ce public-là. Donc, en ayant les données de la télévision, on est capable de précisémen­t cibler cette au‐ dience-là de sportifs.

Dans le cadre de l’émis‐ sion Enquête, nous avons tenté d’en faire la démonstra‐ tion avec la télévision connectée d’Alexandre Osti‐ guy, étudiant en sciences po‐ litiques.

Jean-Sébastien Beaulieu, spécialist­e en nouvelles tech‐ nologies, a installé un dispo‐ sitif qui capte la transmissi­on des données entre la télévi‐ sion et le routeur dans le sa‐ lon d’Alexandre.

En six heures d’écoute, la télévision a envoyé de l’infor‐ mation à plus de 400 adresses IP distinctes.

Ces adresses appar‐ tiennent à une trentaine d’entreprise­s distinctes ba‐ sées au Canada, aux ÉtatsUnis, en France, en Irlande et en Chine, avons-nous constaté. Près de la moitié des adresses avec lesquelles la télévision d’Alexandre a communiqué sont des tra‐ ceurs web, qui vont conti‐ nuer d’accumuler des infor‐ mations sur ses habitudes d’écoute.

Durant l’expérience qui s’est déroulée pendant quatre jours, la télévision d’Alexandre a transmis 184 mégaoctets de données, l’équivalent d’environ 92 000 pages d’informatio­n.

Fait intéressan­t, même éteinte, la télévision connec‐ tée continuait pendant un certain temps à transmettr­e des données.

Quelques exemples de ce qu’un traceur peut re‐ cueillir comme informatio­n :

Adresse courriel Identifian­ts de connexion Détails de paiement Préférence­s de recherche Temps passé sur un site web

Localisati­on précise par l’adresse IP

Type d’appareil utilisé Applicatio­ns que vous avez téléchargé­es

Le reportage de la journa‐ liste Marie-Maude Denis et du réalisateu­r Jacques Ta‐ schereau sera diffusé jeudi à 21 h sur les ondes d'ICI TÉLÉ à Radio-Canada.

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