Et si l’avortement redevenait illégal?
Il faut suivre le protocole. Pas de nom. Des chiffres et des lettres pour vous iden‐ tifier. Des lieux qui changent constamment pour échapper aux autori‐ tés, et des équipements médicaux de fortune. C'est dans ce genre de condi‐ tions que se font les avor‐ tements dans les sociétés où ils sont illégaux. Et si cette interdiction se ren‐ dait jusqu'au Québec? C'est ce qu'ont imaginé MarieClaude St-Laurent et MarieÈve Milot dans la pièce de théâtre Clandestines, qu'elles considèrent comme un « appel à la vigi‐ lance ».
Au cours des dernières années, les droits des femmes et l'accès à l'avorte‐ ment ont considérablement reculé aux États-Unis. L'avor‐ tement est redevenu illégal dans une douzaine d'états, restreint dans de nombreux autres. Plus près de nous, au Nouveau-Brunswick, la seule clinique privée qui procédait à des interruptions volon‐ taires de grossesse de la pro‐ vince a fermé ses portes au début de l'année. Et un peu plus au nord, à Terre-Neuve, ces services sont presque in‐ existants en zone rurale et se font dans le plus grand se‐ cret.
L'avortement demeure un sujet délicat au pays, et le dé‐ bat sur cette question revient sporadiquement, chaque fois que des élus tentent de faire des brèches dans la législa‐ tion qui concerne cette ques‐ tion.
Ainsi, l'histoire racontée dans Clandestines - où l'on suit deux femmes qui font des avortements clandestins - est une fiction, mais elle n'est pas si loin de la réalité.
C’est une menace qu’on peut ressentir jusqu’ici, je trouve […]. C’est sûr que ça fait peur. Ce recul-là [aux États-Unis] s’est organisé du‐ rant des dizaines d’années. Un renversement de cette ampleur-là, ça ne se passe pas du jour au lendemain. C’est vraiment du travail qui se passe sur de nombreuses années et ce travail se passe aussi en parallèle ici, rappelle l'autrice et comédienne d'ori‐ gine rimouskoise MarieClaude St-Laurent.
Ce travail sous-jacent, on le sent bien dans la pièce, où l'on découvre les embûches que vivent les femmes en‐ ceintes qui souhaitent mettre un terme à leur grossesse et celles qui leur viennent en aide, mais aussi celles qui tentent par tous les moyens de convaincre les femmes de ne pas avorter.
Je suis contre la peine de mort, ce serait un peu fou d'être pour qu'on tue des en‐ fants!, argumente l'un des personnages dans la pièce.
Ces arguments sont aussi utilisés au Québec dans la société d'aujourd'hui. Dans la province, une trentaine de centres dédiés à contrer les avortements existent, selon des données de l'Association canadienne pour la liberté de choix qui datent de 2013, un portrait qui sera bientôt ac‐ tualisé.
En faisant des recherches pour écrire la pièce, MarieClaude St-Laurent et sa com‐ parse se sont rendues compte que le visage de ces groupes a beaucoup changé au fil des années.
Les personnes antiavorte‐ ment ne correspondent plus vraiment à l’image qu’on avait de personnes reli‐ gieuses, plus âgées, plus conservatrices. Il y a vrai‐ ment une montée de jeunes
personnes politisées, édu‐ quées qui portent ces valeurs antichoix, dit-elle.
Mais lorsque l'avortement devient illégal ou tabou, cela comporte de grands risques pour les femmes. C'est no‐ tamment ce que les autrices ont voulu mettre en lumière.
Quand l’avortement est illégal, il n’y en a pas moins, il se fait juste dans des condi‐ tions plus dangereuses.
Marie-Claude St-Laurent, autrice et comédienne
Il va y avoir plus d’avorte‐ ments en deuxième et troi‐ sième trimestre dans les en‐ droits où l’avortement au premier trimestre n’est pas suffisamment accessible, rappelle pour sa part la sagefemme Mélina Castonguay, qui a collaboré à titre de consultante pour l'élabora‐ tion de la pièce. Le plus tôt on peut y avoir accès, le mieux c'est, dit celle qui est aussi cofondatrice de l'orga‐ nisme Les Passeuses, qui fournit des formations d'ac‐ compagnement à l'avorte‐ ment.
Le danger concerne non seulement la santé des femmes enceintes, mais aussi la sécurité de celles qui les avortent.
Trois semaines depuis que K s'est fait arrêter. Le re‐ gard que je pose sur les ex‐ ternes que je supervise à l'hôpital n'est plus le même. S'il fallait que j'échappe des indices de ma vie de nuit quand je leur parle de méde‐ cine familiale... Je suis dans un état de fatigue constant, raconte le personnage de Marie, qui pratique des avor‐ tements illégaux dans Clan‐ destines.
Des embûches, même au Québec
Même si le Québec fait partie des provinces cana‐ diennes où l'avortement est le plus accessible, il y a en‐ core des embûches. Les cli‐ niques sont parfois loin du lieu de résidence des femmes qui ont besoin du service, et l'avortement médi‐ camenteux, qui a été ap‐ prouvé en 2015 au Canada, demeure difficile d'accès. Peu de médecins le prescrivent, et bon nombre de pharma‐ ciens ne le tiennent pas en inventaire, déplore Mélina Castonguay.
La télémédecine fait par‐ tie des voies d'avenir pour améliorer l'accès à l'avorte‐ ment, mais cette avenue de‐ meure à l'étude au Québec et le service n'est toujours pas offert.
L'avortement n'est d'ailleurs pas un droit, mais il est décriminalisé au Québec depuis les années 80. Ça reste un enjeu, même au Québec, plaide Marie-Claude St-Laurent. À preuve, Québec a octroyé 1,4 million de dol‐ lars en janvier dernier à des organismes pro-choix dans le but de lutter contre la désin‐ formation véhiculée par les groupes anti-choix présents dans la province.
Quant à la pièce Clandes‐ tines, elle a été présentée au Théâtre d'aujourd'hui de Montréal l'hiver dernier et a été publiée il y a quelques mois aux Éditions Somme toute. L'histoire effroyable de ces femmes donne à réflé‐ chir, et, surtout, fait prendre conscience que la chose la plus inquiétante, c’est de prendre pour acquis que l'avortement est acquis, conclut Mélina Castonguay.