Le modèle d’affaires des festivals est-il toujours viable?
L'annonce de l'annulation de l'édition 2024 du festival Juste pour rire soulève des questionnements sur le modèle d'affaires du Groupe Juste pour rire, une entreprise privée dotée d'un volet sans but lucratif qui lui permet d’obtenir des subventions. Certains s'interrogent sur l'effica‐ cité et sur la viabilité de ce modèle dans lequel le sec‐ teur privé côtoie le secteur public.
C'est notamment le cas de l'ancien directeur général du Festival d'été de Québec (FEQ), Daniel Gélinas, qui af‐ firme que la nature même des entreprises privées ne permet pas un réinvestisse‐ ment suffisant dans les festi‐ vals, puisqu'elles sont moti‐ vées avant tout par le profit.
Selon lui, la force d'un fes‐ tival géré par un organisme à but non lucratif (OBNL) comme le FEQ est de pouvoir réinvestir tous ses revenus dans l’amélioration de la pro‐ duction et de ses contenus, contrairement à une entre‐ prise privée qui n'a pas né‐ cessairement tendance à le faire si le profit n'est pas as‐ suré.
Si le Groupe Juste pour rire génère 8 ou 9 millions de dollars de financement pu‐ blic par année, et si on met‐ tait cet argent dans les mains d’un véritable OBNL qui avait pour fonction de générer de l’activité dans le Quartier des spectacles à Montréal, on au‐ rait peut-être un rendement plus intéressant, a-t-il expli‐ qué au micro de l'émission Les faits d'abord, diffusée sur ICI Première.
Il est d'ailleurs d'avis que les festivals gérés par un OBNL contribuent à un inves‐ tissement plus rentable de l'argent public, puisque les gouvernements peuvent as‐ surer un meilleur contrôle des finances, chose plus diffi‐ cile à faire lorsque les festi‐ vals sont administrés par des entreprises privées.
Le privé et la culture
Cet avis n'est pas partagé par Jacques Primeau, direc‐ teur général de Montréal en Lumière, qui soutient que la gestion hybride d'un festival demeure efficace, puisque des gens compétents sont payés pour surveiller la jus‐ tesse des dépenses et le contrôle de ces dernières.
Selon lui, le modèle d'af‐ faires hybride du Quartier des spectacles à Montréal suscite l'envie partout sur la planète non seulement en raison des milliards de dol‐ lars en retombées écono‐ miques pour la métropole, mais aussi du meilleur accès à la culture qu'il génère grâce à l'accueil de plusieurs festi‐ vals annuellement.
On fait de la démocratisa‐ tion culturelle et de la qualité culturelle gratuites en plus des spectacles payants. Le Quartier des spectacles a permis de générer plus de trois milliards de dollars l'an dernier en investissements immobiliers, et les gens qui ont fait de l’argent en immo‐ bilier n’ont pas mis d’argent sur la table, soutient-il égale‐ ment à l'émission Les faits d'abord.
Il ajoute notamment que la critique de la place du privé dans les festivals re‐ vient à une position idéolo‐ gique, puisqu'elle sous-en‐ tend que le secteur privé ne favorise pas l'essor culturel, point sur lequel il est en désaccord.
Est-ce qu'on a besoin d'avoir des bibliothèques parce qu’on a des librairies ? Les deux sont nécessaires. Avoir une position idéolo‐ gique [selon laquelle] le privé ne fait pas avancer la culture et les industries culturelles est une position [dans] la‐ quelle je ne m’inscris pas.
Jacques Primeau, direc‐ teur général de Montréal en Lumière
Une question de réputa‐ tion
Les deux interlocuteurs s'entendent cependant pour dire que le rayonnement in‐ ternational d'un événement est important pour assurer son succès. Certains vont même plus loin en affirmant que la perte du festival Juste pour rire cette année consti‐ tue une perte de l'identité de Montréal sur la scène mon‐ diale.
Montréal s’était appro‐ priée le titre de capitale mon‐ diale de l’humour depuis les années 1980, et puis on a ex‐ porté à Toronto, aux ÉtatsUnis, en France, au Maroc. Ce qui arrive maintenant, ce n'est pas seulement une question d’un OBNL qui se place à l’abri des créanciers, c’est aussi une partie de l'identité de Montréal qui dis‐ paraît de la mauvaise façon, précise Louis Aucoin, stra‐ tège en communication AU‐ COIN Stratégie et communi‐ cation, à l'émission D'abord l'info diffusée sur ICI RDI.
M. Primeau ajoute que des villes comme Boston aux États-Unis veulent s'inspirer du modèle de Montréal et sa manière unique de vivre l'hi‐ ver grâce à ses festivals, no‐ tamment en raison de la pro‐ gression constante du tou‐ risme international.
Le modèle de Montréal offre quelque chose d’origi‐ nal qui attire des touristes et qui n’a rien à voir avec le mo‐ dèle de Québec. Le modèle du Quartier des spectacles ne peut pas être appliqué ailleurs, tout comme celui du FEQ, commente-t-il.
Plusieurs ont d'ailleurs ré‐ agi à l'impact de l'annulation du festival Juste pour rire sur la réputation mondiale de Montréal et son offre de spectacles et festivals gra‐ tuits. C'est spécialement le cas de Suzanne Rousseau, di‐ rectrice du Festival interna‐ tional Nuits d'Afrique et qui s'inquiète de l'avenir de l'évé‐ nement, faute de moyens.
Ce n'est pas facile de pro‐ poser des [événements] gra‐ tuits, mais c'est important pour Montréal et sa réputa‐ tion, c'est son image de marque.
Suzanne Rousseau, direc‐ trice du Festival international Nuits d'Afrique
Malgré les difficultés fi‐ nancières du Groupe Juste pour rire, son festival pour‐ rait avoir lieu à un différent moment de l'année et sous une différente forme que lors des années précédentes. L'entreprise a d'ailleurs mis à pied 75 personnes, ce qui re‐ présente 70 % de ses effec‐ tifs.