Mission : sauver les sciences en Ukraine
Le monde de Kseniia Mina‐ kova s'est écroulé à plus d'une reprise.
D'abord, le 24 février 2022, lorsque cette physi‐ cienne de Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine, a vu son pays plonger en guerre.
Puis, le 19 août 2022, le jour où elle a perdu son labo‐ ratoire. Au petit matin, en son absence, son établisse‐ ment de recherche a été frappé par un missile. Une perte totale.
Ou, du moins, une perte presque totale. Kseniia Mina‐ kova et ses collègues sont parvenus à extirper quelques bribes du matériel de re‐ cherche. Nous avions, par exemple, beaucoup d’équipe‐ ments pour produire le vide, très importants dans nos tra‐ vaux sur les technologies d’énergie solaire, explique-telle. Nous avions cinq ma‐ chines à cet effet. Avec les pièces des machines que nous avons sauvées, nous avons été capables d’en re‐ construire une.
Dans les mois qui ont suivi, la physicienne a vu poindre de multiples élans de solidarité internationale. Des collègues de l'étranger lui ont offert des postes pour poursuivre ses recherches à l’abri des missiles, que ce soit en Espagne, au Portugal, en Colombie ou à Singapour.
Mais à ses yeux, quitter son pays natal n’était pas une option. Nous sommes à 40 km de la frontière russe. Si un missile arrive, je sais que je n’aurai pas le temps de me mettre à l’abri. Mais je n’ai pas peur des missiles, as‐ sure-t-elle.
La chercheuse s'est trouvé un nouveau laboratoire, plus petit, à Kharkiv. Pour éviter les pannes de courant, fré‐ quentes l'hiver dernier, son équipe a installé des pan‐ neaux solaires sur le toit du bâtiment. À l'aide d'équipe‐ ments reconstruits, achetés ou donnés par des collègues de différents pays, elle a pu reprendre ses recherches en octobre 2023.
Ma place est ici. J’ai la pos‐ sibilité de travailler ici, alors je vais le faire.
Kseniia Minakova, physi‐ cienne ukrainienne
Des milliers de chercheurs refusent, comme Kseniia Mi‐ nakova, de quitter leur Ukraine natale. Leur nouvelle réalité, depuis deux ans : un manque de financement, d’infrastructures et de maté‐ riel, en plus des continuelles menaces de nouveaux bom‐ bardements.
Sciences en ruines
La Fondation nationale de la recherche de l'Ukraine (NRFU) a été créée par le gouvernement ukrainien en 2018 pour orchestrer le déve‐ loppement de la recherche scientifique à travers le pays. Dans un courriel transmis à
Radio-Canada, l’organisation est sans équivoque : La Fédé‐ ration de Russie met tout en oeuvre pour détruire nos sec‐ teurs de l'éducation, de la science et de la recherche en bombardant les musées, les écoles, les universités, les la‐ boratoires et les infrastruc‐ tures de recherche.
Des missiles ont d’ailleurs lourdement endommagé, en octobre 2022, l’édifice du mi‐ nistère ukrainien de l'Éduca‐ tion et de la Science à Kiev, qui abrite des bureaux de la NRFU. Deux mois plus tard, dans une lettre ouverte, l’Aca‐ démie nationale des sciences de l’Ukraine dénonçait le scienticide mené par la Rus‐ sie faisant partie de sa straté‐ gie d’invasion et mettant en péril la reconstruction d’après-guerre.
En date de mars 2024, le ministère a recensé 3798 éta‐ blissements d’enseignement à travers le pays endomma‐ gés par des frappes, dont 365 ont été complètement détruits. Parmi les quelque 300 universités ukrainiennes, le quart ont été endomma‐ gées ou détruites.
Même hors des labora‐ toires, les recherches me‐ nées sur le terrain sont labo‐ rieuses. Environ 30 % du ter‐ ritoire du pays est infesté de mines, selon les autorités ukrainiennes.
Les établissements de re‐ cherche et d’enseignement en mesure de poursuivre leurs activités s’adaptent. Plu‐ sieurs ont élaboré des calen‐ driers pour coordonner les expériences scientifiques et l’enseignement en ligne, sa‐ chant que les différentes ré‐ gions du pays ne disposent pas toutes d’électricité au même moment.
Les scientifiques s’adaptent aussi en ajustant les sujets de leurs re‐ cherches, remarque la direc‐ trice de la NRFU, Olga Po‐ lotska, dans une entrevue ac‐ cordée à Radio-Canada. Par exemple, l’Ukraine est tradi‐ tionnellement plutôt bonne en science des matériaux. Les projets dans ce domaine se concentrent maintenant sur les matériaux qui peuvent être utilisés pour la défense, observe-t-elle.
Dans le domaine des sciences sociales, de plus en plus de recherches se concentrent sur les moyens de détecter des manipula‐ tions dans les médias et les médias sociaux pour les contrecarrer, renchérit la di‐ rectrice. En médecine, de nombreux projets mettent l’accent sur le traitement de soldats ou de la population qui a souffert de la guerre.
Maman, quand qu’on revient? est-ce
Avant la guerre, les esti‐ mations officielles du nombre de chercheurs en Ukraine variaient entre 60 000 et 80 000. Selon le por‐ trait le plus précis de la situa‐ tion actuelle, établi dans une étude publiée en décembre dernier dans la revue Huma‐ nities and Social Sciences Communications, 18,5 % de ces scientifiques ont quitté le pays, une proportion simi‐ laire à celle observée au sein de la population ukrainienne.
Parmi les chercheurs res‐ tés en Ukraine, environ 15 % ont quitté le monde de la re‐ cherche. Certains ont rejoint les forces armées, d’autres sont partis s’occuper de leurs proches et d’autres se sont engagés dans l’aide civile, précise Gaétan de Rassen‐ fosse, premier auteur de l’étude et professeur en poli‐ tiques scientifiques et tech‐ nologiques à l'École polytech‐ nique fédérale de Lausanne (EPFL), en Suisse.
Des programmes de re‐ cherche mis sur pied en col‐ laboration avec les pays occi‐ dentaux ont quant à eux per‐ mis à bon nombre de scienti‐ fiques en exil de poursuivre leurs travaux à l’étranger.
En vertu de la loi martiale déclarée par le président ukrainien Volodymyr Ze‐ lensky, les hommes de 18 à 60 ans ne peuvent quitter le pays. Les chercheurs sont exemptés de la conscription et peuvent aussi bénéficier d’exemptions pour se rendre à l’étranger, mais le proces‐ sus par lequel ils doivent pas‐ ser pour voyager est fort complexe, remarque Olga Polotska, de la NRFU.
Ce sont donc en majorité des femmes chercheuses qui se déplacent à l’étranger ou ailleurs dans le pays, très souvent pour la sécurité de leurs enfants, souligne-t-elle.
La chercheuse en linguis‐ tique Viktoriia Lemesh‐ chenko-Lagoda peut en té‐ moigner, elle qui a dû quitter Melitopol, ville du sud de l’Ukraine passée sous le contrôle russe en mars 2022.
Chaque semaine, mon fils me demande : "Maman, quand est-ce qu’on revient à Melitopol?" Je lui dis : "Moi aussi, je veux y retourner, chéri. Nous rentrerons bien‐ tôt".
Viktoriia LemeshchenkoLagoda, linguiste ukrainienne
Lorsque Viktoriia Lemesh‐ chenko-Lagoda est parvenue à quitter Melitopol, après quelques mois d’occupation, elle n’a pu prendre avec elle que son enfant et un sac à dos. Livres, articles, matériel informatique… toutes ses re‐ cherches ont été laissées derrière elle.
Les Russes ont confisqué les ordinateurs portables et les disques durs de tout le monde parce qu’ils avaient peur qu’on y enregistre des informations qui permettent de les localiser, raconte-telle.
Aujourd’hui installée plus à l’ouest, dans la ville ukrai‐ nienne d’Odessa, la cher‐ cheuse tente de reprendre ses travaux, sachant que tout est à refaire. L'électricité manquante l'a souvent for‐ cée à se rendre dans les su‐ permarchés, pourvus de gé‐ nérateurs, pour continuer d'enseigner en ligne.
Beaucoup de chercheurs ont quitté l’Ukraine, mais c’est difficile pour moi de m’imaginer être ailleurs, af‐ firme-t-elle. Tous les pays sont beaux à leur façon, mais je n’ai qu’une seule maison, et c’est l’Ukraine, déclare la linguiste.
Et l’avenir?
Malgré les efforts des nombreux chercheurs qui, comme Viktoriia Lemesh‐ chenko-Lagoda et Kseniia Mi‐ nakova, tiennent à bout de bras la recherche scientifique en Ukraine, la fuite des cer‐ veaux soulève de grandes craintes pour l'avenir des sciences dans le pays.
Au coeur de ces préoccu‐ pations, une question cru‐ ciale : combien de cher‐ cheurs exilés seront de re‐ tour un jour?
Les chercheurs ukrainiens qui arrivent au Canada, par exemple, vont collaborer avec des chercheurs locaux. On a remarqué que leurs liens avec les Ukrainiens de‐ viennent de plus en plus faibles et donc à mesure que la guerre s’étend, ils se dé‐ connectent petit à petit du système de recherche de l’Ukraine, constate Gaétan de Rassenfosse.
Le professeur de l’EPFL s’inquiète d’ailleurs de ce qu'il qualifie de génération perdue de doctorants dans le pays, que ce soit parce que ces universitaires sont en at‐ tente pendant que leur su‐ perviseur est à l’étranger, parce qu’ils ont rejoint les rangs de l’armée ou parce que leurs conditions de tra‐ vail pour poursuivre leurs re‐ cherches se sont grandement détériorées.
Ça, clairement, ça va créer un trou de scientifiques dans le futur. Parce que les docto‐ rants d'aujourd'hui sont les chercheurs de demain.
Gaétan de Rassenfosse, professeur en politiques scientifiques et technolo‐ giques à l’EPFL
Autre problème : le manque criant de finance‐ ment, exacerbé par la redi‐ rection de sommes colos‐ sales pour l'effort de guerre. C’est un problème chronique, déplore Olga Polotska. Le pourcentage du PIB alloué à la recherche et au développe‐ ment en Ukraine est le plus bas en Europe.
La directrice de la Fonda‐ tion nationale de la re‐ cherche de l'Ukraine a calculé qu’un financement au moins 20 fois plus important serait nécessaire pour subvenir aux besoins du milieu de la re‐ cherche dans le pays.
Malgré tout, Olga Polotska ne perd pas espoir.
Si la recherche scienti‐ fique n’a pas abandonné en 2022, nous n’avons pas le droit d’abandonner en 2024 ou en 2025, insiste-t-elle. Mais avant tout, nous avons besoin de la victoire et de la paix.
Kseniia Minakova est du même avis. La physicienne tente d’ailleurs, avec ses tra‐ vaux pour rendre le captage d’énergie solaire plus effi‐ cace, de jeter les bases de la reconstruction de son pays.
Les Russes ont détruit un grand nombre de nos infra‐ structures énergétiques, sou‐ ligne-t-elle. Mais c’étaient des vieilles infrastructures ineffi‐ caces qui dataient du régime soviétique. Il va falloir tout rebâtir et je pense que l’éner‐ gie solaire, c’est vraiment le futur de l’Ukraine.
Son laboratoire et son équipement de recherche d’autrefois sont peut-être en ruine, mais la confiance de Kseniia Minakova en l’avenir des sciences ukrainiennes, elle, est restée intacte.
Le travail à faire est im‐ mense, mais le potentiel des Ukrainiens l’est tout autant, soutient-elle. Les Russes di‐ saient que mon pays serait occupé en deux jours. Deux ans plus tard, regardez où nous en sommes. Toujours libres et en train de nous battre.
Un reportage d'André Ber‐ nard et de Yanick Rose sur l'exode des scientifiques ukrainiens en temps de guerre sera également pré‐ senté à l'émission Décou‐ verte, dimanche à 18 h 30 HAE, sur les ondes d'ICI Télé.
plafonne à 60 000 le nombre de demandeurs d’asile ac‐ cueillis en Allemagne.
C’est compatible avec ce que nous sommes en me‐ sure de gérer, disait récem‐ ment Hendrick Wüst, le mi‐ nistre-président du land de Rhénanie du Nord-Westpha‐ lie, la région administrative où se trouve Waltrop.
Selon le professeur Lud‐ ger Pries, le contexte poli‐ tique explique aussi en partie les positions défendues par les grands partis allemands dans ce dossier. C’est une ré‐ ponse à la pression de l’ex‐ trême droite, croit-il, rappe‐ lant la progression du parti Alternative für Deutschland (AfD) dans les sondages au cours des derniers mois.
Dilemme économique
Si elle semble vouloir dur‐ cir le ton quant aux migra‐ tions irrégulières, la coalition au pouvoir à Berlin dit vou‐ loir miser sur l’immigration économique et l’attraction de travailleurs qualifiés.
Confronté à un vieillisse‐ ment de sa population, le pays estime qu’il a besoin de 2 millions de travailleurs
Dans les 10 prochaines années, énormément d'em‐ ployés qui ont 30 ou 40 ans d'expérience vont partir à la retraite. Qui va reprendre leurs emplois? se demande Manfred Ernst, à la tête d’une entreprise qui se spécialise entre autres dans les sys‐ tèmes de chauffage résiden‐ tiels.
L’homme d'affaires n’a pas décidé d’attendre que la stra‐ tégie du gouvernement porte fruit. Son entreprise forme des travailleurs immigrants, notamment des demandeurs d’asile, depuis de nom‐ breuses années. Onze de ses 30 employés sont issus de l’immigration et apportent, selon lui, des atouts écono‐ miques et culturels à l'entre‐ prise.
Mais le processus n'est pas sans embûches. La maî‐ trise de la langue est un pro‐ blème fondamental, constate Manfred Ernst.
Parler l’allemand, c’est un très grand défi, confirme Mo‐ hamed Camara, un résident de Waltrop arrivé de Guinée en 2015. S’il maîtrise au‐ jourd’hui cette langue, ce de‐ mandeur d’asile devenu infir‐ mier reconnaît que d’autres peinent à le faire après des années passées au pays.
Associations d’aide aux ré‐ fugiés et élus locaux et régio‐ naux multiplient d’ailleurs les appels pour que Berlin offre de meilleurs services quant à l’apprentissage de la langue et l’intégration.
Mais face aux besoins grandissants dans les ser‐ vices publics, le ministre-pré‐ sident de la Rhénanie du Nord-Westphalie. Hendrick Wüst juge que cette priorité a été éclipsée.
Ça fait longtemps qu'il ne s'agit plus d'intégrer les gens, mais de les héberger, dé‐ plore-t-il.