Est-il encore approprié de célébrer la culture russe?
L'écriteau est difficile à manquer : « Pas de poli‐ tique », peut-on lire à l’en‐ trée du Steamul Sauna, un établissement de Missis‐ sauga surtout fréquenté par une clientèle originaire d’Europe de l’Est. Pendant des années, Ukrainiens et Russes s'y sont côtoyés dans la chaleur des banias, mais la guerre a jeté un froid sur cette coexistence.
Quand la guerre a com‐ mencé, il y a eu des tensions et même des conflits, se sou‐ vient le propriétaire Roman Moissenko, qui a immigré au Canada en provenance de Russie il y a 20 ans. Après plusieurs altercations, il a dé‐ cidé d’interdire les conversa‐ tions politiques dans son éta‐ blissement.
Je comprends les gens des deux côtés. Mais si on per‐ met aux gens de se disputer ici, notre commerce ne survi‐ vra pas.
Roman Moissenko, pro‐ priétaire du Steamul Sauna
Au même moment, l’en‐ trepreneur faisait face à des appels au boycottage et à certains commentaires néga‐ tifs sur les réseaux sociaux. Cette période a été difficile pour M. Moissenko, qui a luimême de la famille près de la ligne de front.
Je suis né en Ukraine et j’ai fait mes études à Saint-Pé‐ tersbourg. À une époque, la Russie et l’Ukraine n'étaient qu’un seul pays, se désole-t-il au sujet des divisions exacer‐ bées par l’invasion de février 2022.
Cacher Lénine près des toilettes
Le bar Pravda à Toronto a longtemps été connu pour sa décoration soviétique kitsch et pour son imposante sélec‐ tion de vodkas russes. C’est un bar emblématique qui existe depuis 20 ans, ex‐ plique Jasmine Daya, qui a ra‐ cheté cet établissement pen‐ dant la pandémie.
La Torontoise n’a aucun lien avec la Russie ou l’Ukraine, mais le conflit l’a ra‐ pidement rattrapée. Nous avons immédiatement vu des répercussions, relate-t-elle. Des gens en colère nous ont envoyé des courriels et ont laissé des messages vocaux, et nos fenêtres ont été bri‐ sées à quelques reprises.
Il y a aussi eu quelques tentatives d’entrée par effrac‐ tion [...]. C’était terrifiant.
Jasmine Daya, proprié‐ taire du Pravda Vodka Bar
Mme Daya a temporaire‐ ment fermé son bar pour y faire quelques changements. Elle s'est débarrassée de la plupart des éléments de dé‐ coration soviétique dans son bar, à l’exception d’une carte de l'ex-URSS et d'une impo‐ sante statue de Lénine ca‐ chée au sous-sol, près des toilettes.
Jasmine Daya a également fait disparaître les noms russes de son menu. Le Mos‐ cow Mule a ainsi été rebap‐ tisé Roaring Mule afin d’éviter de provoquer les clients. Je ne pense pas qu’il soit appro‐ prié d’effacer l’histoire, mais en tant qu’entrepreneure, je ne peux pas me permettre [...] de perdre mon com‐ merce, a-t-elle confié.
Boycotter russe? la vodka
Quelques semaines après l’invasion de l’Ukraine, la Ré‐ gie des alcools de l’Ontario (LCBO) a suspendu toute im‐ portation de produits russes, y compris la vodka. Le Pravda est un des rares bars de To‐ ronto à toujours avoir quelques bouteilles en stock. Une fois [qu'elles] seront ter‐ minées, je ne pourrai pas en acheter d’autres, explique Jasmine Daya. Par courriel, le LCBO a indiqué à Radio-Ca‐ nada qu’il n’a pas l’intention de revoir cette politique.
Que faire de Tolstoï?
Kate Holland est tombée amoureuse de la littérature russe lorsqu’elle était adoles‐ cente. Aujourd’hui profes‐ seure à l’Université de To‐ ronto, c’est une spécialiste des romans de Dostoïevski. Depuis février 2022, elle ra‐ conte avoir passé plusieurs nuits blanches à s’interroger sur l’avenir de sa profession.
Une partie de l’idéologie qui sous-tend l'invasion russe de l’Ukraine concerne la langue, la littérature, la culture et l’histoire.
Kate Holland, professeure à l'Université de Toronto
En mars 2022, lorsque les Russes ont bombardé le théâtre de Marioupol, ils ont installé un écran au-dessus avec le visage des écrivains russes Tolstoï et Dostoïevski [...]. C’est un exemple très frappant de la façon dont la littérature est politisée par le régime russe, illustre Kate Holland, qui refuse de deve‐ nir complice de ce régime.
Pour la première fois de sa carrière, cette professeure a été prise à partie par des étudiants qui demandaient qu’on arrête d’enseigner le russe, associé à la langue du pays agresseur. Mme Hol‐ land a rejeté cette demande, bien que son département ait apporté certains change‐ ments à son cursus.
Tolstoï et Dostoïevski sont désormais enseignés sous le prisme de l’impérialisme russe et des auteurs ukrai‐ niens ont été ajoutés aux syl‐ labus. Nous avons besoin de mieux comprendre le contexte dans lequel ces ro‐ mans ont été écrits, affirme Kate Holland.
Peut-on encore célébrer la culture russe sans faire l’apo‐ logie du gouvernement russe? Oui, répond la lin‐ guiste. Au lieu de retirer des produits culturels, il faut en ajouter [...], mais ces conver‐ sations nuancées ne sont pas faciles à avoir, admet-elle.