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Le budget Girard pourrait défigurer l’industrie du jeu vidéo au Québec

- Stéphanie Dupuis

Les studios de jeux vidéo au Québec, particuliè­re‐ ment les petits, devront se serrer la ceinture dans les prochaines années avec le nouveau budget du gouver‐ nement de François Le‐ gault, qui revoit à la baisse des crédits d’impôt pour ce secteur.

Depuis les années 1990, l’industrie vidéoludiq­ue a connu un fort essor dans la province grâce, entre autres, à de généreux crédits d’im‐ pôt.

Elle reçoit notamment une aide financière de 7,5 % offre inchangée dans le nou‐ veau budget- afin de pro‐ duire des jeux vidéo dans la langue de Tremblay.

Un autre crédit, celui pour la production de titres multi‐ médias (CTMM), sert pour sa part à soutenir les emplois. Le ministère des Finances prévoit de faire passer le cré‐ dit de la CTMM de 30 % à 20 % au cours des quatre pro‐ chaines années.

L’écart de 10 % sera désor‐ mais non remboursab­le, ce qui signifie que les entre‐ prises devront payer des im‐ pôts au Québec pour en pro‐ fiter, et que celles qui ne sont pas rentables verront leur aide diminuée

Même scénario du côté d’un autre crédit : celui pour le développem­ent des af‐ faires électroniq­ues (CDAE).

L’industrie reçoit 30 % de crédit d’impôt, et la partie non remboursab­le de celui-ci passera progressiv­ement de 6 % à 10 % d’ici 2028.

Effet pervers pour les petits studios

Le souci qu’on a présente‐ ment, c’est qu’à moyen terme, entre 2025 et 2028, ces changement­s vont affec‐ ter les entreprise­s que le gouverneme­nt ne voulait pas impacter, c'est-à-dire les pe‐ tits studios, affirme JeanJacque­s Hermans, directeur de la Guilde du jeu vidéo du Québec.

Un studio qui aurait reçu 300 000 $ en crédits d'impôt en 2024, ça voudrait dire une diminution de 56 % d’argent disponible pour réinvestir dans les salaires en 2028, se‐ lon nos estimation­s prélimi‐ naires.

Jean-Jacques Hermans, di‐ recteur de la Guilde du jeu vi‐ déo du Québec

Sabotage (Sea of Stars), Thunder Lotus Games (Spirit‐ farer), Red Barrels (Outlast), KO OP (Goodbye Volcano High), ce sont tous de petits studios indépendan­ts qui ont connu un succès à l’interna‐ tional ces dernières années, et qui ont vendu des millions d’exemplaire­s de leur jeu.

Si le gouverneme­nt avait pris des décisions sem‐ blables il y a cinq ou six ans, ces studios ne seraient plus là, affirme le directeur de la Guilde, dont 228 de ses 330 membres sont des studios de 10 personnes et moins.

Pour ce qui est des grands studios de jeux vidéo, qui re‐ présentent de 9000 à 10 000 des quelque 14 500 tra‐ vailleurs de l'industrie au Québec, l’effet du nouveau budget se ferait sentir, mais dans une moindre mesure.

D’après des calculs préli‐ minaires de la Guilde, cela re‐ présentera­it de 13 à 15 % moins d’argent disponible pour réinvestir dans leur stu‐ dio en 2028.

Les grandes entreprise­s seraient aussi les seules à pouvoir bénéficier du retrait du plafond salarial, établi au‐ paravant à 100 000 $ par la CTMM, une nouvelle mesure annoncée dans le budget du ministre Eric Girard.

Selon Thomas Burelli, pro‐ fesseur au départemen­t de droit civil de l’Université d’Ot‐ tawa, le gouverneme­nt Le‐ gault souhaitait plutôt cibler ces grandes entreprise­s avec ses nouvelles mesures.

Ce sont 15 entreprise­s de jeux vidéo au Québec qui touchent 75 % de la valeur du crédit multimédia (CTMM). Et elles ne sont pas contrôlées à partir du Qué‐ bec, insiste le spécialist­e en droit du jeu vidéo, citant des données de 2019 publiées dans un rapport de l’Univer‐ sité de Sherbrooke.

Ça fonctionne, mais est-ce que ça touche vraiment le Québec? Ce sont des entre‐ prises qui ne paient pas d'im‐ pôts dans la province, et ça coûte de l’argent.

Thomas Burelli, profes‐ seur en droit

Selon ce même rapport, en 2019, la majorité des en‐ treprises bénéfician­t du CTMM (120 sur 196) n’avait pas payé d’impôts au Qué‐ bec.

D’après Thomas Burelli, ce serait difficile pour le gouver‐ nement de justifier un statu quo sur ces crédits d’impôt, dans un contexte de plein emploi et de pénurie de main-d’oeuvre. Ce crédit a été mis en place dans un contexte de 10 % de taux de chômage, rappelle-t-il.

Une industrie mise à mal

L’industrie du jeu vidéo connaît des années difficiles, cumulant plusieurs mises à pied, en raison notamment du contexte postpandém­ique et inflationn­iste.

Du côté des studios qué‐ bécois, ce sont surtout ceux détenus par de grandes en‐ treprises internatio­nales qui ont subi d’importante­s cou‐ pures. Eidos-Montréal, une propriété du groupe suédois Embracer, a récemment sup‐ primé 97 postes, et Beenox, établi à Montréal et à Qué‐ bec, a subi les soubresaut­s de restructur­ations d’Activi‐ sion-Blizzard, en lien avec son rachat historique par Mi‐ crosoft en octobre dernier.

Tout indique que les diffi‐ cultés ont gagné certains stu‐ dios détenus par des intérêts locaux, d’après Jean-Jacques Hermans. On a récemment fait une mise à jour plus ap‐ profondie, et on a remarqué une diminution du nombre d’employés dans les plus pe‐ tits studios. C’est moins vi‐ sible, mais ça a tout de même lieu, soutient-il.

Si dans les prochaines an‐ nées, on n'est pas en mesure de trouver des solutions plus concrètes pour les petits stu‐ dios, ça pourrait [compro‐ mettre] ce qu’on a mis 30 ans à bâtir au Québec.

Jean-Jacques Hermans, di‐ recteur de la Guilde du jeu vi‐ déo du Québec

Et de maintenir ces modi‐ fications rendra le Québec et ses entreprise­s perdants, au profit des provinces voisines, ou encore des juridictio­ns telles l'Australie et les pays d'Europe qui se mobilisent actuelleme­nt pour attirer des studios afin de développer leur écosystème local, insiste la Guilde.

Thomas Burelli rappelle que le Québec offrait jus‐ qu’ici parmi les meilleurs cré‐ dits d’impôts dans le monde En France, le taux de rem‐ boursement sur les salaires est de 30 %. Au RoyaumeUni, ça se situe entre 20 et 25 %. Dans le monde, en géné‐ ral, c’est de 15 à 20 ou 25 %. Au Québec, entre 30 et 37 %. Mais là, ça va descendre.

Le Québec deviendra ainsi moins intéressan­t que l’Onta‐ rio, mais mieux que la Co‐ lombie-Britanniqu­e, sur cet aspect, selon l’expert.

Il insiste toutefois sur le fait que les dépenses en res‐ sources humaines ne sont pas le seul critère qui encou‐ rage les entreprise­s étran‐ gères à s’installer dans la pro‐ vince.

Il note les règles d’immi‐ gration, la formation, mais aussi l’accès à la maind’oeuvre, une donnée impor‐ tante à laquelle répond par‐ faitement Montréal, qui

compte plusieurs université­s qui forment la relève en ingé‐ nierie logicielle, entre autres.

Des solutions proposées

Néanmoins, Jean-Jacques Hermans demeure lucide : On est pas contre l’idée que les entreprise­s doivent payer leur juste part.

Il propose notamment de taxer les revenus des studios, lorsqu’il y en a. Car une per‐ sonne qui s’ouvre un studio va mettre de deux à trois ans environ à publier son pre‐ mier jeu vidéo, et potentiell­e‐ ment faire des profits, une réalité avec laquelle le gou‐ vernement semble ignorer, selon le directeur de la Guilde.

Ça me semble plus perti‐ nent de taxer les entreprise­s lorsqu’elles ont des revenus que lorsqu’elles n’en ont pas.

Jean-Jacques Hermans, di‐ recteur de la Guilde du jeu vi‐ déo du Québec

L’organisati­on demande ainsi à ce que le gouverne‐ ment les rencontre afin d’être sensibilis­é aux impacts de cette décision. Elle affirme également que la province est forte de studios à 86 % de propriété québécoise, et que son expertise, reconnue mondialeme­nt, a permis de contribuer à hauteur de 1,31 milliard de dollars au PIB du Québec.

Le géant français Ubisoft, qui compte des studios à Montréal, mais aussi à Qué‐ bec, Chicoutimi et Sher‐ brooke, a dit soutenir la Guilde et analyser au cours des prochains jours l’impact des mesures proposées sur ses opérations.

Nous tenons à rappeler que l’industrie du jeu vidéo est devenue au fil du temps un véritable fleuron pour le Québec. Elle amène une vita‐ lité économique en plus de créer de la richesse partout en région, déclare Antoine

Leduc-Labelle, chef des rela‐ tions publiques d’Ubisoft Montréal.

Le studio montréalai­s Be‐ haviour Interactif, qui a connu une importante ex‐ pansion ces deux dernières années, affirme avoir été sur‐ pris par la nouvelle, mais dit qu’il était encore trop tôt pour évaluer l’impact de ces changement­s. Le dévelop‐ peur de Dead by Daylight compte rencontrer les membres du gouverneme­nt au cours des prochaines se‐ maines.

Plusieurs studios ont dé‐ cliné de s’entretenir avec Ra‐ dio-Canada, la Guilde du jeu vidéo ayant donné la direc‐ tive de lui référer les de‐ mandes médias.

Les crédits d’impôt versés à l’industrie du jeu vidéo ont coûté environ 850 millions à Québec en 2023, selon Qué‐ bec. Les changement­s an‐ noncés devraient lui per‐ mettre de récupérer 365 mil‐ lions de dollars par an.

Le budget annoncé par le gouverneme­nt est le plus dé‐ ficitaire de son histoire, avec un manque à gagner de 11 milliards de dollars.

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