Obvious, hackers de l’art : casser le mythe de l’artiste grâce à l’IA
Le documentaire Obvious, hackers de l’art, du réalisa‐
teur français Thibaut Sève, a été présenté jeudi en ou‐ verture du 42e Festival in‐ ternational du film sur l’art (FIFA), à Montréal. Il re‐ trace le parcours hors norme du collectif français Obvious, pionnier de l’art génératif qui est le premier à avoir vendu une oeuvre créée avec l’aide de l’intelli‐ gence artificielle (IA) aux enchères, un tableau ad‐ jugé en 2018 pour plus d’un demi-million de dollars.
Le 25 octobre 2018, le mi‐ lieu des arts a été ébranlé par la vente du tableau Por‐ trait d’Edmond de Belamy, créé par Obvious. La toile, es‐ timée entre 7000 $ et 10 000 $ américains par la maison d’enchères Christie’s à New York, a finalement été adju‐ gée à un acheteur anonyme pour 432 500 $ américains (environ 585 682 dollars ca‐ nadiens).
Pour réaliser ce tableau, les collègues ont alimenté un algorithme avec 15 000 por‐ traits datant du 14e au 20e siècle. C’était bien avant l’émergence de générateurs d’image grand public comme Midjourney, DALL-E ou ceux de Bing et Stable Diffusion.
Aujourd’hui ça paraît plus évident, mais il y a encore deux ans c’était très flou pour tout le monde ce qu’était l’IA, a expliqué Thibaut Sève en vidéoconférence, à quelques heures de la projection de son film au Théâtre Outre‐ mont.
J’ai filmé le quotidien du collectif Obvious de 2022 à 2023. Ce que je voulais ra‐ conter c’est comment on se relève après une première vente comme ça. Et j’ai eu la chance de tourner l’année où l’IA est devenue un truc hy‐ per grand public.
L'intelligence artificielle comme pinceau
Obvious a été créé il y a bientôt six ans par trois amis d’enfance - Pierre Fautrel, Gauthier Vernier et Hugo Ca‐ selles-Dupré - fraîchement sortis de l’université, les deux premiers en commerce et le troisième en génie informa‐ tique. Passionnés d’art, mais n’ayant aucune formation dans le domaine, les col‐ lègues ont eu l’idée de passer par la technologie pour s’ini‐ tier à la création, utilisant les algorithmes comme pinceau.
Hugo, doctorant en IA et cerveau scientifique du col‐ lectif, passe ses journées à dénicher des algorithmes en accès libre (open source) sur le web, dans les communau‐ tés de scientifiques qui par‐ tagent leurs dernières décou‐ vertes. Il affine ensuite ces codes source pour créer ce que lui et ses amis avaient en tête.
Après avoir fait une sélec‐ tion dans les milliers d’images proposées par l’IA, le trio pousse la démarche un peu plus loin en faisant imprimer les oeuvres sur des toiles, ou encore en les fai‐ sant reproduire par des arti‐ sans spécialisés, par exemple en peinture à l’huile ou en gravure japonaise. L’art gé‐ néré par IA ne reste pas confiné à un écran d’ordina‐ teur, il devient un véritable objet.
Création de génie ou coup de marketing?
Pour Obvious, la vente du Belamy s’est présentée au‐ tant comme une bénédiction qu’une malédiction. Au-delà des critiques virulentes à leur endroit dans les médias ou les réseaux sociaux, où ils se font encore à ce jour traiter d’arnaqueurs, cette première victoire a été suivie d’une pé‐ riode de désenchantement.
À travers la caméra de Thibaut Sève et de nom‐ breuses images d’archives fil‐ mées par le trio lui-même, le documentaire retrace cette période critique de remise en question suivant le succès initial.
Ils se sont même filmés dans leurs moments [les moins glorieux], comme lors‐ qu’ils essaient de vendre un autre tableau de la série Be‐ lamy sur e-Bay et qu’il y a zéro enchère, explique le réa‐ lisateur. Au-delà de l’aspect esthétique de leurs créations, il était surtout intéressé par la démarche du collectif, et par leur saut dans le vide à la sortie de l’école.
Pierre, Gauthier et Hugo ont effectivement renoncé à des emplois assurés dans leurs domaines respectifs pour se consacrer à temps plein à Obvious, un pari ris‐ qué qui a fini par être payant. Hugo a déjà dit non à des postes à 300 000 euros par an pour bosser avec ses co‐ pains et gagner dix fois moins, explique Thibaut Sève.
L’art génératif n’est pas un art immédiat, selon Thi‐ baut Sève
Le réalisateur, qui a une formation en histoire de l’art et qui s’est intéressé par le passé à des artistes plus clas‐ siques comme Diego Vélas‐ quez, avoue qu’il partageait plusieurs des critiques émises à l’endroit du collectif Obvious.
Mais plus j’ai passé du temps avec eux, plus j’ai com‐ pris qu’ils ne faisaient pas un art plastique qui essaie d’être joli, ils n’essaient pas de plaire à tout le monde, ex‐ plique-t-il. Ils font des oeuvres qui nécessitent des explica‐ tions. Ce n’est pas un art im‐ médiat, c’est un art auquel il faut s’intéresser.
Le côté didactique de ses expositions revêt ainsi une importance capitale pour le trio, qui s’assure d’aller à la rencontre des gens pour dis‐ siper les doutes sur la sincé‐ rité de leur démarche.
Ils adorent faire ça, parce qu’à chaque fois il y a des questions qui reviennent. Est-ce que vous êtes des ar‐ tistes? Qui fait le travail, les algorithmes ou vous? Vous faites des collaborations avec des marques de voiture, c’est quoi ce scandale, Picasso n’aurait pas fait ça?, illustre Thibaut Sève.
En finir avec le syn‐ drome de l’imposteur
Six ans après avoir tout misé dans Obvious et après avoir affronté vents et ma‐ rées, Pierre, Gauthier et Hugo se sentent finalement à leur place dans le milieu de l’art contemporain. Ce der‐ nier semble aussi les avoir acceptés. Leurs oeuvres sont exposées partout dans le monde, tant en Asie et dans la galerie réputée de Magda Danysz au coeur de Paris.
Le syndrome de l’impos‐ teur, c’est bon quoi…Ils en ont marre de s’excuser d’être là. Et il y a un nouveau cha‐ pitre qui s’ouvre pour eux, explique Thibaut Sève.
En effet, les projets conti‐ nuent de fourmiller pour les trois amis. Ils ont récemment eu une subvention de près d’un million d’euros pour mettre sur pied un labora‐ toire avec des scientifiques de la Sorbonne, afin de créer eux-mêmes leurs algo‐ rithmes et les partager en ac‐ cès libre.
Et pour le mois d’octobre prochain, le trio prépare une exposition qui risque de bri‐ ser une fois de plus les car‐ cans traditionnels de la créa‐ tion. Pierre a passé 40 heures dans un scanner IRM (image‐ rie par résonance magné‐ tique) afin de créer des oeuvres générées directe‐ ment par le cerveau, ex‐ plique Thibaut Sève. En fait, il suffira de penser à une image afin de la créer.
Le réalisateur espère que son documentaire permettra au grand public et aux jeunes artistes de remettre en doute leur conception classique de
la création, et à se faire une véritable idée sur la frontière de plus en plus floue entre art plastique et art numé‐ rique.
Le 42e Festival internatio‐ nal de films sur l’art (FIFA) se poursuit jusqu’au 24 mars à
Québec et à Montréal. Le film Obvious, hackers de l’art est projeté vendredi soir au Centre PHI à Montréal, suivi d’une table ronde avec son réalisateur et deux membres du collectif Obvious. Il sera également présenté samedi au Musée national des beaux-arts du Québec (MN‐
BAQ), à Québec, avant d’être offert en ligne du 22 au 31 mars.