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Tu ne sauras jamais : le pari de l’extrême lenteur de Robin Aubert

- Charles Rioux

Le sixième long métrage de Robin Aubert, Tu ne sauras jamais, a pris l’affiche ven‐ dredi au Québec. Il met en scène Martin Naud, 88 ans, dans son premier rôle au grand écran : celui d’un homme confiné dans un CHSLD pendant la pandé‐ mie, séparé de celle qu'il aime et soumis au quoti‐ dien alanguissa­nt de sa pe‐ tite chambre frugale.

Aux antipodes de son long métrage précédent, Les affamés (2017), le cinéaste québécois nous plonge ici dans un huis clos avec de longues scènes sans dia‐ logues et avec des plans fixes quasi statiques, si ce n’est des ombres créées par le so‐ leil qui indiquent le passage du temps. On est loin d'un film de zombies.

Robin Aubert a eu l’idée de ce film, qu’il a coscénaris­é avec sa femme Julie Roy, pen‐ dant la pandémie, alors que tout le monde était confiné. C’est parti d’un sentiment d’impuissanc­e et d’une ré‐ flexion par rapport au temps. Qu’est-ce que le temps réel dans une chambre d’un CHSLD, enfermé, presque cloisonné? a expliqué au bout du fil le cinéaste à la veille de la sortie de son film.

Il y a un aspect très ciné‐ matographi­que et théâtral à prendre le temps de filmer une seule personne, d’explo‐ rer ses traits, son coeur, son âme.

Robin Aubert, réalisateu­r

du film Tu ne sauras jamais

Gros plan sur l’ennui et sur la solitude

Tu ne sauras jamais est un film difficile à visionner, non seulement parce qu’il dépeint une réalité plutôt morose, mais aussi parce qu’on res‐ sent tout l’ennui que peuvent vivre les personnes âgées dans un CHSLD ou dans une résidence privée.

Les visites du personnel, complèteme­nt débordé, sont rares. Les repas sont mé‐ diocres, le café est froid et les couches restent longtemps inchangées, sauf par une bé‐ névole, interprété­e par Sarah Keita. Dans le cas de Paul Vincent, le personnage prin‐ cipal en perte d’autonomie, ses frustratio­ns s’ajoutent à celle de ne pas pouvoir voir son amoureuse, une femme isolée dans une autre chambre.

L’essentiel des émotions du film passent par le visage de ce personnage, incarné par Martin Naud, un retraité de 88 ans qui a accepté de passer l’audition à l’invitation de sa fille. Cet ancien enquê‐ teur en incendies criminels à Montréal avait visiblemen­t un talent brut pour le jeu, lui qui est capable en peu de mots de transmettr­e mille émotions.

Martin, c’est le mât du ba‐ teau. J’aurais pu filmer son vi‐ sage pendant 25 jours de plus : je ne trouvais pas ça ennuyeux, explique Robin Aubert. Il a fait 56 vies et je pense que ça se sent dans son visage, dans ses traits,

ses rides.

Un pari audacieux

Robin Aubert le concède d’emblée : il savait que son idée ne ferait pas l’unanimité, mais son producteur, Étienne Hansez, a rapidement ac‐ cepté sa propositio­n en lisant le scénario. On savait tous que c’était un risque, ex‐ plique-t-il.

J’aurais pu faire un autre film de genre, avec les mêmes réseaux, et il se serait vendu partout dans le monde. J’aurais pu faire "Le jour de la marmotte", mais à un moment donné, comme cinéaste, t’as besoin d’explo‐ rer.

Robin Aubert, réalisateu­r du film Tu ne sauras jamais

Lorsque l'oeuvre a été pré‐ sentée aux programmat­eurs de festivals et à d’autres per‐ sonnes de l’industrie, le réali‐ sateur a clairement senti un malaise : On m’évitait, littéra‐ lement, on ne me réécrivait pas. On ne voulait pas tou‐ cher à ça, c’était une patate chaude.

Depuis que le film a un peu voyagé, il a toutefois re‐ çu énormément de commen‐ taires positifs de personnes chez qui le propos a touché une corde sensible. J’ai eu des échos extrêmemen­t tou‐ chants, c’est ça qui est parti‐ culier. Ça va chercher quelque chose de personnel : soit tu te transposes dans le personnage plus tard, soit tu penses à quelqu’un que t'as connu.

Entre l’isolement, l’ennui, le manque de soins et la fru‐ galité des repas, Robin Au‐ bert croit que ce qui est le plus dur pour les personnes âgées qui se retrouvent iso‐ lées, c’est le manque d’amour. Ce n’est pas anodin que ce soit une histoire d’amour qu’on raconte. C’est vraiment ça que le person‐ nage recherche. [Le film est aussi] une ode à ces gens anonymes qui ne faisaient que partie des chiffres pen‐ dant la pandémie.

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