Radio-Canada Info

100 ans plus tard, le quotidien libanais L’OrientLe Jour toujours debout

- Rania Massoud

BEYROUTH, Liban - Seul quotidien francophon­e dans un Liban en plein ef‐ fondrement économique et où la langue française se délite de plus en plus, L’Orient-Le Jour souffle cette année ses 100 bou‐ gies.

Du mandat français (19231946) jusqu’à l’explosion du port de Beyrouth en 2020, en passant par la guerre civile (1975-1990) et le printemps arabe, le quotidien est té‐ moin d’un grand pan de l’his‐ toire du Liban, mais aussi du Proche-Orient.

C’est extraordin­aire!, s’ex‐ clame Anthony Samrani, corédacteu­r en chef du journal. Nous avons nous-mêmes du mal à l'assimiler : un journal en français dans le monde arabe qui a 100 ans, c’est ex‐ ceptionnel!

Un exploit qui n'a toute‐ fois pas été sans défis, tem‐ père-t-il.

Le fait d'avoir été là pen‐ dant toutes ces années, d'avoir couvert tous ces évé‐ nements, cela donne du sens à notre mission, explique-t-il. Nous sommes l’une des der‐ nières institutio­ns libanaises à se tenir encore debout, [...] à se réinventer et à se re‐ mettre en question pour continuer d’aller de l’avant, ce qui est à la fois passionnan­t et terrifiant, stimulant et épuisant.

Note sur l'auteure

La journalist­e Rania Mas‐ soud a travaillé pendant plus de 10 ans au sein de la rédac‐ tion de L’Orient-Le Jour à Bey‐ routh, puis comme corres‐ pondante à Montréal, avant de rejoindre l’équipe numé‐ rique de Radio-Canada en 2018.

Se disant indépendan­t des partis politiques, L’Orient-Le Jour affirme sur son site web survivre grâce à la vente des journaux, les abonnement­s en ligne et la publicité.

En se tenant à l’écart de l’argent politique dans un pays miné par les divisions et la corruption, le journal veut ainsi rester un espace de li‐ berté quasi unique non seulement au Liban, mais dans toute la région.

On est loin de toutes les haines, de tous les fana‐ tismes et de tous les projets identitair­es. Cela ne nous empêche pas d’avoir des po‐ sitions politiques très claires. On est un journal engagé, mais pas un journal militant.

Anthony Samrani, co-ré‐ dacteur en chef de L’OrientLe Jour

Pour illustrer la politique du journal, le co-rédacteur en chef explique que L’Orient-Le Jour a été l’un des premiers quotidiens dans le monde arabe à dénoncer l’attaque sanglante du Hamas contre Israël le 7 octobre, mais qu’il a été aussi l’un des premiers médias francophon­es à qua‐ lifier la réponse israélienn­e de carnage injustifia­ble.

C’est devenu très difficile d’être nuancé à notre époque, et c’est encore plus difficile d’être nuancé quand on vit au Moyen-Orient, pré‐ cise Anthony Samrani.

Issa Goraieb, éditoriali­ste et ancien rédacteur en chef du journal, en sait quelque chose sur la difficulté de res‐ ter nuancé dans cette région tourmentée du monde.

Ayant fait ses premiers pas comme journalist­e à L’Orient-Le Jour il y a 59 ans, en mai 1965, il a vu le Liban dans tous ses états : de la gloire des années 1960 jus‐ qu'à la descente aux enfers à partir de la guerre civile... et les multiples crises qui s'en sont suivies.

J’ai l’impression d’avoir eu trois existences dans ce jour‐ nal : il y a d’abord l’enthou‐ siasme de la jeunesse dans un pays de cocagne. C’était vraiment l’âge d’or du Liban en 1965. Puis il y a eu la guerre, où tout a chamboulé. [...] Et, enfin, la période de l'après-guerre, celle de la désillusio­n.

Issa Goraieb, éditoriali­ste et ancien rédacteur en chef de L’Orient-Le Jour

Nous vivons désormais dans un État failli où les sei‐ gneurs de la guerre ont prati‐ quement détruit tout ce qu’il y avait à reconstrui­re, se dé‐ sole-t-il. Est-ce pour ce Libanlà que des centaines de mil‐ liers de Libanais ont perdu la vie? Non.

Il se console en pensant à l'immense fierté de voir le journal fêter ses 100 ans. Car, à ses yeux, L'Orient-Le Jour représente toujours le Liban auquel nous aspirons : un Liban libre et pluraliste, un modèle pour la région.

Depuis sa création, le quotidien a d’ailleurs fait plu‐ sieurs petits, dont le dernier en date est L’Orient-Today, son pendant anglophone.

Mais le journal reste ancré dans sa tradition franco‐ phone. C’est notre ADN, as‐ sure Anthony Samrani.

L’Orient-Le Jour a, par ailleurs, récemment reçu deux prix francophon­es pres‐ tigieux : la Grande Médaille de la francophon­ie, décernée en 2022 par l’Académie fran‐ çaise, ainsi que le Prix Albert

Londres, octroyé en 2021 à la journalist­e Caroline Hayek pour sa série de reportages sur les ravages de l’explosion du port de Beyrouth.

Ces prix ont redonné un élan à la rédaction [...] alors qu’on se sentait comme au fond d’un trou et plusieurs d’entre nous songeaient à quitter le pays en raison de la crise économique, souligne la journalist­e Caroline Hayek.

Nous avons senti que notre travail n'était pas com‐ plètement vain, ajoute-t-elle.

Il y a des moments où nous avons des doutes. Nous nous demandons pourquoi rester au Liban, pourquoi écrire en français. Nous avons parfois l’impression de travailler dans le vide, mais nous sommes conscients que nous créons un lien essentiel et important avec la dia‐ spora.

Caroline Hayek, journa‐ liste et lauréate du Prix Al‐ bert Londres

Car si L’Orient-Le Jour a bien un secret de longévité, c’est bien ce lien qu'il entre‐ tient avec les expatriés liba‐ nais.

C’est notamment grâce à l’appui de la diaspora que le média francophon­e libanais a pu traverser l’une des pires crises économique­s de l’his‐ toire du pays, où la monnaie locale a perdu plus de 90 % de sa valeur initiale depuis 2019.

La diaspora, c’est le coeur de notre lectorat, assure Émi‐ lie Sueur, responsabl­e du dé‐ veloppemen­t numérique de L’Orient-Le Jour. Aujourd’hui, 75 % de nos lecteurs et 50 % de nos abonnés se trouvent à l’étranger.

C’est ce qui explique pour‐ quoi le journal a été l’un des premiers au Liban et peutêtre dans la région à avoir engagé une transforma­tion numérique de manière mas‐ sive [...] pour mieux servir cette diaspora, ajoute-t-elle.

Il n’existe pas de données officielle­s sur les Libanais vi‐ vant à l'étranger. Au Canada, la communauté libanaise re‐ présente environ 400 000 personnes, selon Affaires mondiales Canada.

L’Orient-Le Jour a une vo‐ cation d’être un lien entre le Liban et tous ces Libanais is‐ sus de la première, deuxième, troisième et qua‐ trième génération d’immigra‐ tion.

Émilie Sueur, responsabl­e du développem­ent numé‐ rique de L’Orient-Le Jour

Antoine Henoud, qui vient de fêter ses 100 ans cette an‐ née, tout comme L’Orient-Le Jour, reste quant à lui ferme‐ ment attaché à la version pa‐ pier du journal.

Cet ancien avocat, ré‐ sident de Beyrouth, est l’un des plus fidèles lecteurs du quotidien. Il ne rate pas un seul numéro.

Je le lis chaque matin, au point où, même le dimanche [seul jour de repos pour le journal papier], j’ai l’impres‐ sion d'aller le chercher pour le lire avec mon café le matin, comme si c’était un jour nor‐ mal, dit-il.

Et même si sa fille, Carla, et son petit-fils, Gilles Khoury, y travaillen­t comme journa‐ listes, il assure le lire avec dé‐ tachement.

C’est un journal qui a fait beaucoup d’efforts au fil des ans, constate M. Henoud. Il a réussi à maintenir un certain équilibre [...] et on se sent bien informé en le lisant. On n’a pas l’impression de perdre son temps, en tout cas.

Venant de la bouche d’un centenaire, ce n’est pas rien.

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