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Un possible « coup de tonnerre » au Sénat français : l’Accord Canada-Europe en péril?

- Raphaël Bouvier-Auclair

Le sénateur communiste Fabien Gay promet un véri‐ table « coup de tonnerre » jeudi. Après des années d’attente, l’accord de libreéchan­ge entre le Canada et l’Union européenne sera fi‐ nalement soumis au vote… et pourrait bien être mis en échec.

L’entente commercial­e entre Ottawa et le bloc euro‐ péen, signée en 2016, est ap‐ pliquée provisoire­ment de‐ puis 2017. Plus de 99 % des droits de douane ont été supprimés sur les biens in‐ dustriels, alors que dans le cas des produits agricoles, le Canada et l'Union euro‐ péenne ont levé plus de 90 % de leurs tarifs douaniers.

Pour que l’accord s’ap‐ plique de manière définitive, il doit être ratifié par tous les pays membres de l’Union eu‐ ropéenne. Jusqu’à présent 17 législatur­es, dont celles de l’Allemagne et de la Suède, ont donné leur feu vert. Mais dans 10 autres pays, dont la France et l’Italie, le processus n’est pas terminé.

En France, l’Assemblée na‐ tionale avait approuvé l’en‐ tente par une courte majo‐ rité en 2019, mais le Sénat ne s’était toujours pas prononcé.

Aujourd’hui, ces traités qui ont été imaginés il y a trente ans sont caducs de fa‐ çon sociale et environnem­en‐ tale. Il n’est pas possible que des produits continuent à faire trois fois le tour de la planète, déclarait la semaine dernière en conférence de presse l’élu communiste Fa‐ bien Gay, laissant clairement savoir son opposition au texte.

Sa position fait écho à celle de certains groupes agricoles, comme la Confédé‐ ration paysanne, qui, en 2022, dénonçait un accord qui organise une compétitio­n internatio­nale qui tire les prix vers le bas au détriment de normes sociales et environ‐ nementales.

En plus d’élus de gauche, des sénateurs du parti de droite Les Républicai­ns ont aussi laissé entendre qu’ils pourraient ne pas donner leur feu vert à la ratificati­on de l’accord.

Nous sommes pour le libre-échange, mais loyal, a ainsi déclaré le dirigeant des Républicai­ns au Sénat, Bruno Retailleau.

Un contexte politique qui a évolué

Après environ sept ans d’applicatio­n partielle, l’éco‐ nomiste au Centre d’études prospectiv­es et d’informa‐ tions internatio­nales (CEPII) Charlotte Emlinger croit pourtant que la France a su tirer son épingle du jeu au point de vue commercial.

Quand on regarde le com‐ merce au niveau français, on voit qu’on a plutôt été ga‐ gnant, assure-t-elle.

Selon un rapport du mi‐ nistère français de l’Écono‐ mie, entre 2017 et 2023, les exportatio­ns françaises vers le Canada ont augmenté de 33 %, alors que les importa‐ tions du Canada vers la France ont connu un bond de 35 %.

L’économiste Charlotte Emlinger donne l'exemple du fromage français, qui a connu une augmentati­on de 57 % de ses exportatio­ns entre 2016 et 2022, notam‐ ment en raison de protec‐ tions d’appellatio­n sur le ter‐ ritoire canadien.

En contrepart­ie, elle rap‐ pelle que le secteur bovin ca‐ nadien, qui inquiétait de nombreux agriculteu­rs fran‐ çais, n’a pas énormément augmenté sa présence sur le territoire européen, en raison de quotas et de l’imposition de normes. Le Canada ne remplit même pas son quota de viande bovine, précise l’économiste.

Dans ce cas, pourquoi une telle opposition? À l’approche des élections européenne­s de juin, le contexte politique serait une partie importante de la réponse.

C’est plutôt une posture politique qui s’inscrit dans la gronde des agriculteu­rs et dans la crainte d’autres ac‐ cords qui seront peut-être plus impactants pour l’agri‐ culture, croit Charlotte Emlin‐ ger. Elle rappelle par exemple les craintes de nom‐ breux agriculteu­rs et politi‐ ciens quant à l’entente de libre-échange en cours de négociatio­n avec le Merco‐ sur, un groupe de pays d’Amérique latine.

Le groupe Mercosur est composé du Brésil, de l’Ar‐ gentine, du Paraguay et de l’Uruguay. Il négocie présen‐ tement un accord de libreéchan­ge avec l'Union euro‐ péenne.

Le gouverneme­nt fran‐ çais, qui dit s’opposer à cet accord avec le Mercosur, dé‐ fend néanmoins la ratifica‐ tion de l’entente conclue avec le Canada.

Ça [un rejet] risque d’en‐ voyer un message ravageur au Canada, un pays ami.

Franck Riester, ministre chargé du Commerce exté‐ rieur de la France

Sur la chaîne télévisée BFM Business, le ministre français du Commerce exté‐ rieur a défendu un accord encadré, qui, selon lui, per‐ met par ailleurs à l’Europe de bâtir son autonomie straté‐ gique en ayant accès plus fa‐ cilement à des hydrocar‐ bures et à des métaux cana‐ diens.

Quelles seraient les conséquenc­es d’un rejet?

Si les sénateurs déci‐ daient de ne pas ratifier l’ac‐ cord jeudi, une réaction en chaîne pourrait suivre.

L’Assemblée nationale, qui avait approuvé l’entente en 2019, pourrait être appelée à se prononcer une nouvelle fois. Or, depuis, des élections législativ­es ont grandement transformé le paysage poli‐ tique et la coalition du pré‐ sident Emmanuel Macron ne dispose plus de la majorité absolue.

Déjà en 2019, malgré la majorité, l’accord avait été approuvé de justesse en rai‐ son d’abstention­s au sein du camp présidenti­el. Vu la nou‐ velle configurat­ion de l’As‐ semblée, la possibilit­é d’un rejet par les députés semble donc beaucoup plus pro‐ bable qu’il y a cinq ans.

Sur les ondes de BFM Bu‐ siness, le ministre Franck Riester a évoqué un possible recours à une procédure lé‐ gislative pour éviter d’en ve‐ nir à une telle décision, qui, selon le journal Le Monde, pourrait ultimement forcer la Commission européenne à suspendre l’applicatio­n provi‐ soire de l’accord.

Mais un rejet par un par‐ lement national ne signifie pas nécessaire­ment la fin de l’entente. Ainsi, en 2020, les élus de Chypre se sont large‐ ment opposés à la ratifica‐ tion du traité, mais comme le gouverneme­nt n’a pas offi‐ ciellement notifié Bruxelles de cette décision, la survie de l’accord n’a pas été menacée.

Le professeur de sciences politiques à l'Université d’An‐ vers Dirk de Bièvre modère les impacts qu'aura la déci‐ sion des élus français en Eu‐ rope.

Selon lui, puisque le Parle‐ ment et le Conseil européens ont donné leur feu vert à l’ac‐ cord, son applicatio­n provi‐ soire pourrait se poursuivre, en vertu des partages de pouvoirs entre Bruxelles et ses États membres. Une si‐ tuation un peu bizarre au ni‐ veau juridique, reconnaît l’universita­ire.

Ce qui est important dans les faits, c'est l'applicatio­n provisoire du traité. Donc, on réduit déjà les barrières au commerce, juge Dirk de

Bièvre.

N’empêche, l’opposition affichée d’une partie de la classe politique française en‐ voie un message par rapport à cet accord.

En 2016, la cérémonie de signature de l’entente entre Justin Trudeau et les diri‐ geants européens avait dû être repoussée de quelques jours, en raison de l’opposi‐ tion des élus de la Wallonie, région francophon­e de Bel‐ gique.

Près de sept ans plus tard, c’est en France que le mécon‐ tentement se fait entendre.

Le coup de tonnerre an‐ noncé au Sénat résonnera-t-il éventuelle­ment jusqu'à Bruxelles, voire jusqu’à Ot‐ tawa?

Chose certaine, il faudra du temps avant de réaliser les impacts du vote. Les der‐ nières années ont prouvé qu’en ce qui concerne les ac‐ cords de libre-échange, les choses sont bien loin de se réaliser à la vitesse de l’éclair.

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