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Des milliers d’emplois perdus dans les studios d’animation et d’effets visuels

- Olivier Bachand

Près de 3400 des quelque 8000 travailleu­rs des stu‐ dios d'animation et d'effets visuels du Québec ont perdu leur emploi entre 2022 et 2023. Une consé‐ quence directe des grèves qui ont paralysé Hollywood et qui ont mené au ralen‐ tissement de la production cinématogr­aphique.

La chute est brutale pour les artisans de ce secteur, qui était en pleine croissance jus‐ qu'en 2022, avec un chiffre d'affaires dépassant le mil‐ liard de dollars à Montréal seulement.

La production de films et de séries télé, qui avait at‐ teint des sommets à Holly‐ wood, a été réduite à néant du jour au lendemain à la suite du débrayage des scé‐ naristes et des acteurs, qui s'est échelonné sur plusieurs mois l'année dernière.

Les studios d'animation et d'effets visuels ont pu tenir pendant un moment avec les projets qui étaient déjà en cours, mais le carnet de com‐ mandes s'est rapidement dé‐ garni.

De nombreux employés ont donc vu leur contrat arri‐ ver à échéance sans être re‐ nouvelé, en attendant la fina‐ lisation de nouvelles produc‐ tions américaine­s.

Chez Cinesite, par exemple, l'antenne montréa‐ laise comptait 200 tra‐ vailleurs l'été dernier. Et à la fin de l'année, nous n'étions plus que 100. Nous avons perdu la moitié du personnel en six mois, indique le chef des opérations, Graham Ped‐ die.

Selon des employés à qui nous avons pu parler, les suppressio­ns de postes ont aussi été très importante­s chez DNEG, une entreprise qui a notamment réalisé les effets visuels des films Dune de Denis Villeneuve.

À la fin d'un contrat, le couperet est tombé sur l'équipe de Laura (*nom fic‐ tif), qui comptait environ 80

personnes.

Il y a juste trois personnes qui étaient dans mon équipe qui sont restées et qui ont été mises sur d'autres films, donc ça, ça a été une grosse coupure assez incroyable.

Laura*, une employée de DNEG qui ne veut pas dévoi‐ ler son identité par crainte de représaill­es

Selon le Bureau du ci‐ néma et de la télévision du Québec, 42 % des travailleu­rs du secteur ont perdu leur emploi entre 2022 et 2023, leur nombre passant ainsi de 8037 à 4663 en un an.

Montréal a été particuliè‐ rement touchée, puisque la métropole abrite la grande majorité de la quarantain­e de studios d'animation et d'effets visuels de la pro‐ vince.

Pour ajouter aux difficul‐ tés, le gouverneme­nt Legault a amputé de 35 % un crédit d'impôt applicable sur les sa‐ laires des travailleu­rs de cette industrie dans son der‐ nier budget, ce qui pourrait plomber encore davantage la situation financière des stu‐ dios.

C'est sans compter la pos‐ sibilité de nouvelles grèves à Hollywood, puisque d'autres syndicats de l'industrie du film doivent renouveler leurs convention­s collective­s.

Un premier studio montréalai­s se syndique

Le ralentisse­ment dans l'industrie a poussé DNEG non seulement à réduire son personnel, mais aussi à exi‐ ger d'importante­s conces‐ sions de ses travailleu­rs pour qu'ils conservent leur emploi.

Parmi les options propo‐ sées : une baisse de salaire de 20 à 25 % ou encore tra‐ vailler trois jours par se‐ maine au lieu de cinq.

François Schneider, un su‐ perviseur créatif qui travaille depuis six ans chez DNEG, a choisi de travailler à temps partiel. Je n'aimais pas l'idée de travailler à rabais. Et comme je me suis rendu compte que j'étais capable de vivre avec 60 % de mon salaire, évidemment pas avec le même niveau de vie, j'ai choisi cette option-là.

Après huit ans dans l'in‐ dustrie en tant que cheffe de projets, Laura* s'est quant à elle opposée aux demandes du studio.

J'ai décidé, selon mes va‐ leurs et mes conviction­s et ce que je fais dans l'industrie, de refuser ce pay cut. J'ai été licenciée.

Laura*, une employée de DNEG qui ne veut pas dévoi‐ ler son identité par crainte de représaill­es

On m'a demandé de chan‐ ger d'idée, mais je ne voulais pas être une esclave de l'in‐ dustrie du film, poursuit la jeune femme. DNEG, qui compte 10 studios sur la pla‐ nète, dont trois au Canada, a refusé notre demande d'en‐ trevue pour s'expliquer.

Échaudés par les de‐ mandes de leur employeur, les travailleu­rs de l'entreprise ont décidé de former un syn‐ dicat, une première pour un studio d'effets visuels mont‐ réalais.

Leurs collègues de Van‐ couver se sont aussi syndi‐ qués et ceux de Toronto sont en attente d'une accrédita‐ tion.

Les travailleu­rs d'une di‐ zaine d'autres studios cana‐ diens pourraient emboîter le pas, selon l'Alliance interna‐ tionale des employés de scène, de théâtre et de ci‐ néma (AIEST), qui représente les employés de DNEG.

Les travailleu­rs d'autres compagnies d'effets visuels nous ont contactés et on es‐ père que ce n'est que le dé‐ but, parce qu'ils méritent au‐ tant une représenta­tion que tous les autres travailleu­rs sur les production­s audiovi‐ suelles, dit la représente du bureau canadien de l'AIEST, Isabelle Lecompte.

L'AIEST a aussi accueilli dans son giron des équipes d'effets visuels et d'animation de Disney et de Marvel, l'au‐ tomne dernier, aux ÉtatsUnis.

Conditions de travail dif‐ ficiles

Une syndicalis­ation à grande échelle pourrait pro‐ voquer une petite révolution dans ce secteur où les tra‐ vailleurs négocient leurs contrats et leurs salaires à la pièce et où il y a parfois de fortes pressions pour effec‐ tuer des heures supplémen‐ taires lorsque vient le temps de finaliser un projet.

Laura* évoque des condi‐ tions de travail difficiles. Tra‐ vailler sans arrêter pendant 24 heures, à être payée avec un 10 $ de lunch fast food qu'on t'a donné, j'ai souvent dormi dans le bureau, très courant, affirme-t-elle.

François Schneider pense que l'arrivée d'un syndicat sera bénéfique. Au final, je vois que ça nous permettra d'avoir une industrie un peu mieux organisée dans l'en‐ semble, un peu plus égali‐ taire, et surtout, ça rétablira le rapport de force par rap‐ port aux clients.

Selon lui, les grands stu‐ dios hollywoodi­ens feront moins de pressions sur les studios d'animation et d'ef‐ fets visuels pour réduire les coûts si l'ensemble de l'in‐ dustrie est syndiqué, sachant que les salaires sont conven‐ tionnés.

Mais Graham Peddie, de Cinesite, croit plutôt qu'Holly‐ wood se tournera vers des options à moindre coût si les artisans nord-américains se syndiquent. On voit l'émer‐ gence de studios ailleurs dans le monde, comme en Inde et en Asie du Sud, in‐ dique-t-il, craignant une délo‐ calisation des emplois.

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