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Surfactura­tion dans les contrats fédéraux : les fraudeurs dans la mire d’Ottawa

- Rosanna Tiranti

L’annonce a de quoi frap‐ per l’imaginaire. Une fraude mise au jour mer‐ credi dernier par Ottawa a révélé que trois consul‐ tants du secteur des tech‐ nologies ont facturé les mêmes heures travaillée­s sur les mêmes dossiers à 36 ministères et orga‐ nismes fédéraux différents.

Cette fraude de cinq mil‐ lions de dollars met en évi‐ dence les failles du système d’approvisio­nnement gouver‐ nemental et les angles morts du processus d’octroi de contrats.

En entrevue à l'émission Les Coulisses du pouvoir, le ministre Jean-Yves Duclos souligne que c’est une petite portion des contrats à l'ex‐ terne du gouverneme­nt qui serait impliquée dans cette fraude. Près d’une dizaine d’autres cas serait déjà dans le viseur de ses fonction‐ naires.

Ils [les citoyens] ont raison d'être choqués. On est tous choqués, on est tous fâchés. On voudrait que ces cas n'existent pas, mais ils existent malheureus­ement, parce que c'est comme ça que la nature humaine fonc‐ tionne.

Jean-Yves Duclos, ministre des Services publics et de l’Approvisio­nnement

Les enquêtes internes sur ces cas de fraude allégués ont débuté il y a déjà quelques années. Celles-ci n’ont rien à voir avec le rap‐ port dévastateu­r de la vérifi‐ catrice générale Karen Hogan concernant la gestion des contrats externes entourant la conception de l’applicatio­n ArriveCan, et ce, même si le ministère des Services pu‐ blics et de l’Approvisio­nne‐ ment a été impliqué.

Si l’annonce de Jean-Yves Duclos peut ressembler à un exercice de relations pu‐ bliques ou de gestion de crise, le professeur et spécia‐ liste en administra­tion pu‐ blique Denis Saint-Martin es‐ time que la recherche d’un bon coup de pub et d’une bonne politique publique ne sont pas incompatib­les.

Tant mieux si cela res‐ semble à une chasse aux sor‐ cières, c'est ce que ça devrait être. Il faut que ça soit l'es‐ pèce [...] de coup d'épée qui fait en sorte que tous ceux qui sont habitués à passer à côté des règles savent qu’il y a une épée de Damoclès audessus [de leur tête]. Ce n'est pas vilain en temps de crise.

Denis Saint-Martin, pro‐ fesseur au départemen­t de sciences politiques de l’Uni‐ versité de Montréal

Les résultats des en‐ quêtes internes sur les trois consultant­s impliqués dans cette fraude de cinq millions, dont la cote de sécurité a été suspendue, ont été transfé‐ rés à la Gendarmeri­e royale du Canada. Le gouverneme­nt fédéral a également entamé des démarches pour récupé‐ rer les sommes payées en trop.

Une goutte d’eau dans l’océan des contrats

La prise annoncée la se‐ maine dernière peut sembler modeste, soit trois transac‐ tions d’une valeur de cinq millions de dollars sur les 400 000 contrats d’une valeur de 35 milliards de dollars oc‐ troyés par Services publics et Approvisio­nnement Canada (SPAC) en 2023.

Cependant, le ministre Duclos se défend d’exagérer son ampleur. Non, on n’en fait pas trop de cas. Il faut faire tout ce qu'il faut [...] pour tous les trouver. Ça de‐ mande beaucoup de travail, mais c’est essentiel pour [...] la confiance des Canadiens.

Il admet cependant qu’il faut éviter de généralise­r la situation à l'ensemble des entreprise­s qui font affaire avec Ottawa.

Ce sont des pommes pourries dans un très gros panier de pommes. Il faut éviter de croire que c'est tout le panier qui est pourri.

Jean-Yves Duclos, ministre des Services publics et de l’Approvisio­nnement

Le fait que 36 ministères aient été touchés par cette fraude souligne la tendance lourde des ministères de tra‐ vailler encore en silo, juge Denis Saint-Martin. Selon lui, il s’agit d’un élément sur le‐ quel il faut, ultimement, tra‐ vailler.

Le professeur souligne aussi l’importance de méca‐ nismes de reddition de comptes pour éviter de tom‐ ber dans le trou noir de l'im‐ putabilité.

L’intelligen­ce artificiel­le aux trousses des fraudeurs

C’est une

dénonciati­on par l’entremise d’une ligne té‐ léphonique qui a mis SPAC sur la piste des fraudeurs. Ensuite, des techniques poussées d’analyse de don‐ nées lui ont permis de constater que les trois consultant­s avaient facturé les mêmes heures de travail à plusieurs ministères.

L’intelligen­ce artificiel­le fait partie des nouveaux ou‐ tils à la dispositio­n des en‐ quêteurs. Sans cela, il est dif‐ ficile - voire impossible - de compiler, de croiser et d'ana‐ lyser les données liées aux centaines de milliers de contrats fédéraux.

Si l'intelligen­ce artificiel­le peut être un outil, celle-ci peut s’avérer contreprod­uc‐ tive, selon le professeur Saint-Martin.

Les algorithme­s peuvent aider les fonctionna­ires à la recherche d’indices, mais aussi les sous-traitants à ten‐ ter de contourner les règles.

Un oeil sur les fournis‐ seurs

Parmi les autres outils sur lesquels mise le ministère pour garder un oeil sur les fournisseu­rs se trouve le Bu‐ reau de l'intégrité et de la conformité des fournisseu­rs (BICF). Il verra le jour en mai prochain.

La mission du BICF et de ses futurs employés consiste à veiller à ce que le gouver‐ nement fédéral ne fasse pas affaire avec des fournisseu­rs ayant des comporteme­nts préoccupan­ts. Pour cela, le bureau aura la capacité de détecter les cas de fraude et les actes répréhensi­bles liés aux approvisio­nnements fé‐ déraux.

Il pourra prendre des me‐ sures telles que suspendre ou radier un fournisseu­r, en l’absence de poursuite ou d’accusation, et collaborer avec d’autres juridictio­ns comme le Québec ou les États-Unis, selon des infor‐ mations fournies lors d’un breffage technique.

Si la pandémie a causé un électrocho­c qui a accéléré les efforts numériques de l’admi‐ nistration publique, selon De‐ nis Saint-Martin, l’épisode a surtout mis à l’épreuve la fonction publique en situa‐ tion d’urgence. Bonne admi‐ nistration publique et le concept d'urgence sont in‐ compatible­s, ajoute-t-il.

Cependant, le professeur y voit un possible retour du balancier où la sous-traitance quasi systématiq­ue à l’ex‐ terne - une façon de faire qui date des années 90 - serait remplacée progressiv­ement par plus de travail des fonc‐ tionnaires à l’interne.

Personne n'aime la bu‐ reaucratie. Puis, quand il ar‐ rive des scandales comme ça, c'est sûr que c'est facile de casser du sucre sur le dos des mauvais fonctionna­ires, déclare Denis Saint-Martin.

Il ajoute : C'est des sales moments à passer, mais cer‐ tains diraient que ce sont des dossiers et des occasions en or de vraiment travailler à fond.

L'entrevue du ministre Du‐ clos sera diffusée aux Cou‐ lisses du pouvoir à 11 h, di‐ manche, sur ICI RDI et ICI TÉLÉ.

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