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Love is Blind recrute au Canada : un ancien participan­t dénonce des méthodes « abusives »

- Andréane Williams

L’émission de téléréalit­é à succès Love is Blind (L’amour est aveugle), dif‐ fusée sur Netflix depuis 2020, invite maintenant les Canadiens à soumettre leur candidatur­e pour par‐ ticiper à une prochaine sai‐ son de l’émission. Si l’en‐ gouement se fait déjà sen‐ tir sur les réseaux sociaux, un ancien participan­t met en garde contre les mé‐ thodes « abusives » de la production.

Jeremy Hartwell n’avait ja‐ mais pensé participer à une émission de téléréalit­é, en‐ core moins pensé tenter de trouver l’amour devant des millions de téléspecta­teurs.

L’Américain a pourtant ac‐ cepté de participer à la deuxième saison de Love is Blind après avoir été appro‐ ché par une agente de cas‐ ting sur une applicatio­n de rencontre.

L’émission qui se présente comme une expérience so‐ ciale dans laquelle des céliba‐ taires sont poussés à former des couples et à se fiancer avant même de se rencon‐ trer en personne lui semblait être l’occasion parfaite de sortir de sa zone de confort et de repousser ses limites.

Mes attentes envers cette expérience étaient ce que pensent la plupart des audi‐ teurs de la téléréalit­é. Je sa‐ vais qu’il y aurait du montage [...] mais je pensais que tant que je resterais moi-même, je serais présenté comme tel, raconte l’homme, qui est dé‐ tenteur d’une maîtrise en gestion.

J’avais l’impression que je contrôlais ma destinée et mon expérience.

Jeremy Hartwell, ancien candidat de Love is Blind

Après avoir lu attentive‐ ment le contrat proposé aux candidats, Jeremy Hartwell a accepté de se joindre à l’aventure.

Il raconte toutefois que, dès le début du tournage, les choses ont tourné au vi‐ naigre.

Dans une plainte contre Netflix, Delirium TV et la compagnie de production Ki‐ netic Content, déposée de‐ vant les tribunaux de la Cali‐ fornie en 2022, Jeremy Hart‐ well accuse la production de l’émission d’avoir créé des conditions de travail non sé‐ curitaires et inhumaines qui ont altéré l’état mental des participan­ts.

En plus de son téléphone, les producteur­s auraient aussi saisi ses cartes d’iden‐ tité et ses cartes de crédit. Il allègue que les candidats avaient l’interdicti­on de se parler et devaient passer de longues heures en silence. Ils auraient également été en‐ fermés seuls dans des chambres d’hôtel pendant 24 heures sans accès au person‐ nel de l’établissem­ent et sans pouvoir sortir sous peine d’être poursuivis pour d’im‐ portants dommages et inté‐ rêts, a-t-il raconté en entre‐ vue à Radio-Canada.

Je me sentais en prison. Jeremy Hartwell, ancien participan­t à Love is Blind

Dans sa plainte, il soutient que la production de Love is Blind ne permettait aux can‐ didats de se reposer que quelques heures par nuit et restreigna­it l'accès des candi‐ dats à la nourriture et à l’eau en allant jusqu’à empêcher les employés de l’hôtel de leur fournir à manger.

Même à l’hôtel, la nourri‐ ture était restreinte au point de souffrir gravement de la faim, peut-on lire dans la plainte. Il dit avoir perdu 7 à 8 livres en une semaine à cause du manque de nourri‐ ture, d’eau et de sommeil.

Parfois, les défendeurs ont laissé les candidats seuls pendant des heures sans ac‐ cès à un téléphone, à de la nourriture ou à quelconque autre moyen de communi‐ quer avec le monde exté‐ rieur, jusqu’à ce qu’ils re‐ tournent travailler pour la production, soutient-il dans le document.

Selon moi, tout cela a été fait de manière délibérée pour instaurer une structure dans laquelle nous étions complèteme­nt dépendants d’eux pour tout et dans la‐ quelle nous nous sentions obligés de leur obéir, raconte l’homme.

Il a finalement quitté l’émission au bout d’une se‐ maine.

Coeurs sensibles s’abste‐ nir

Dans son salon aux murs roses et décorés de grands tableaux colorés, Kara Allo‐ way, qui a participé à l’émis‐ sion The Real Housewives of Toronto en 2017, confirme que les conditions de tour‐ nage des téléréalit­és sont souvent éreintante­s.

Selon elle, les longues heures de tournage, la pres‐ sion des caméras, le mon‐ tage vidéo subjectif et la pré‐ sence d’alcool sur certains plateaux sont souvent diffi‐ ciles à gérer pour les candi‐ dats.

Si elle considère son expé‐ rience dans l’industrie comme positive, elle recon‐ naît qu’il est impossible de bien s’y préparer.

Ce n’est pas pour les coeurs sensibles.

Kara Alloway, ancienne participan­te à l'émission The Real Housewives of Toronto et autrice

Elle recommande aux as‐ pirants participan­ts de s’in‐ former sur l’expérience d’an‐ ciens candidats et de bien comprendre leur contrat avant de se lancer.

Ces contrats sont très épais. Ils disent par exemple que si vous êtes blessé, une ambulance sera appelée, mais la production aura le droit de vous filmer alors qu’on vous y fera monter, ex‐ plique-t-elle.

Des Canadiens bientôt à Love is Blind?

L’agente de casting basée à Toronto Lindsay Christo‐ pher s’attend à ce que de nombreux Canadiens ré‐ pondent à l'appel de Netflix, qui leur permet maintenant de soumettre leur candida‐ ture pour participer à l'émis‐ sion.

Celle qui a travaillé pour des émissions telles que Fa‐ mily Feud Canada et Ca‐ nada’s Got Talent dit se faire régulièrem­ent contacter par des Canadiens désirant parti‐ ciper à des émissions améri‐ caines.

Le Canada adore voir des Canadiens participer à des téléréalit­és américaine­s. [Le pays] est donc un terreau fertile pour le recrutemen­t de candidats.

Lindsay Christophe­r, agente de casting

Elle tient toutefois à mettre en garde les aspirants candidats.

Peu importe l’émission, vous n’aurez jamais toute l’in‐ formation à l’avance. Vous devriez donc lire ce qui est disponible, regarder l’émis‐ sion et vous assurer que vous êtes à l’aise avec ce que les participan­ts subissent. [...] Informez-vous sur les expé‐ riences d’anciens candidats, recommande-t-elle.

Peu de recours pour les candidats

Le professeur associé de communicat­ion et de médias numériques à l’Université Ontario Tech, à Oshawa, Tan‐ ner Mirrlees, n’est pas surpris par les allégation­s de Jeremy Hartwell.

Il explique que les candi‐ dats d’émissions de téléréa‐ lité ne sont pas soumis aux mêmes lois du travail que les acteurs.

Selon lui, le public en connaît toujours peu sur les dessous de l’industrie, puisque les participan­ts signent des accords de confi‐ dentialité qui les empêchent de dénoncer les abus dont ils peuvent être victimes.

Ce que l’on sait et qui vient de rares témoignage­s de lanceurs d’alerte est que beaucoup de participan­ts su‐ bissent des préjudices psy‐ chologique­s, dit Tanner Mirr‐ lees.

Ceux qui osent dénoncer publiqueme­nt s’exposent à de coûteuses poursuites.

En l'absence d'organismes plus larges chargés de mettre en lumière les conditions op‐ pressantes et de mobiliser les travailleu­rs pour qu'ils les dénoncent et réclament du changement, l'industrie va continuer à faire ce qu'elle fait, c'est-à-dire broyer les gens. Le gouverneme­nt, lui, va continuer à se décharger de ses obligation­s, ajoute-t-il.

D’autres contre Netflix poursuites

Jeremy Hartwell n’est pas le seul ancien participan­t de Love is Blind à avoir intenté une poursuite contre Netflix, Delirium TV et la compagnie de production Kinetic Content.

Au début de l’année, la candidate de la cinquième saison de Love is Blind, Re‐ nee Poche, a déposé une poursuite contre Delirium TV et Netflix pour pratiques illé‐ gales en matière d’emploi, pour concurrenc­e déloyale et pour lui avoir causé inten‐ tionnellem­ent de la détresse émotionnel­le.

Selon sa plainte, la candi‐ date aurait été poursuivie par Delirium TV pour 4 mil‐ lions de dollars américains pour avoir critiqué l'émission et violé son accord de confi‐ dentialité.

Cette bataille contre Deli‐ rium et Netflix est plus qu’une simple bataille judi‐ ciaire ou qu'un affronteme­nt; c’est une bataille contre des tentatives de museler des gens de manière illégale. Alors qu’ils tentent de mener cette action en justice loin des yeux du public, Renee est déterminée à ne pas être ré‐ duite au silence ni harcelée financière­ment, a déclaré l’avocat de Renee Poche, Mark J. Geragos, par courriel.

Tran Dang, qui a elle aussi pris part à la cinquième sai‐ son de Love is Blind, poursuit quant à elle Delirium TV et Ki‐ netic Content, ainsi que son ancien fiancé Thomas Smith durant l’émission, pour agression sexuelle, séques‐ tration et négligence. L’his‐ toire du couple n’a pas été diffusée.

Les allégation­s de Jeremy Hartwell, Renee Poche et Tran Dang n’ont pas été prou‐ vées devant les tribunaux puisque leurs causes sont toujours en cours.

Netflix et Kinetic Content n’ont pas répondu aux de‐ mandes d’entrevue répétées de Radio-Canada. Nous n’avons pas été en mesure de joindre Delirium TV, qui partage la même adresse que Kinetic Content.

L’avocat de Thomas Smith, Kip Patterson, indique quant à lui qu’il ne peut pas com‐ menter une affaire en cours, mais que son client nie les al‐ légations.

Le combat d’une vie

Jeremy Hartwell dit avoir eu beaucoup de mal à se re‐ mettre de son passage à l’émission.

Je me sentais comme un zombie, dit-il.

Pour se reconstrui­re, il a créé, avec l’ancien participan­t à Love is Blind Nick Thomp‐ son, la Fondation UCAN. L'or‐ ganisme à but non lucratif vient en aide aux participan­ts de téléréalit­é et tente de sen‐ sibiliser le public aux abus dont ils peuvent être vic‐ times.

Quelqu’un doit se lever, se mettre sur la ligne de feu et dire quelque chose et j’ai dé‐ cidé que ce serait moi. Je me fiche des conséquenc­es.

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