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Les grandes ambitions immobilièr­es de la Nation Squamish

- Francis Plourde

À Vancouver, la Nation Squamish est en train de transforme­r le paysage de la métropole. À travers des projets d’envergure, la Pre‐ mière Nation a l’ambition de devenir le plus influent promoteur immobilier de la région. Or, si elle est pleine de promesses, cette ambition impose aussi des défis.

Dans le quartier de Kitsi‐ lano, un secteur résidentie­l paisible et recherché aux abords de l’eau, les duplex et les maisons unifamilia­les cô‐ toient depuis un peu plus d’un an un immense chan‐ tier. Des tours allant jusqu’à 56 étages, installées aux abords du pont Burrard, poussent lentement, là où se trouvait jusqu'à maintenant un terrain boisé.

Je savais qu’on allait éven‐ tuellement y construire quelque chose! s’exclame Eve Munro. Mais c’est sans précé‐ dent. C’est une petite ville, es‐ sentiellem­ent.

Depuis qu’elle a appris, en 2019, l’existence de ce projet monstre visant à héberger jusqu’à 12 000 personnes dans quelque 6000 apparte‐ ments locatifs, Eve Munro s’est battue pour convaincre la Ville et le promoteur im‐ mobilier d’en réduire l’am‐ pleur, ou, du moins, de ré‐ pondre à ses questions.

Atteignant une densité 13 fois plus grande que celle du centre-ville de Vancouver et 8 fois plus forte que celle de

Manhattan, à New York, le projet Senakw, porté par la nation Squamish, est le plus grand projet immobilier ja‐ mais réalisé par une Pre‐ mière Nation au Canada.

Ça va faire venir le centrevill­e de ce côté-ci du pont Burrard, confirme l’urbaniste Meg Holden, pour qui le pro‐ jet est unique non seulement en raison de sa taille, mais aussi par le caractère particu‐ lier du terrain : une réserve autochtone en plein coeur de la ville.

Comme ce terrain appar‐ tient entièremen­t à la Nation Squamish, ce projet n’est pas obligé de suivre le même processus de réglementa­tion

publique, explique la cher‐ cheuse de l’Université Simon Fraser.

C’est ce qui a permis, en un temps record et grâce à un prêt de 1,4 milliard de dol‐ lars du gouverneme­nt fédé‐ ral, de transforme­r le pay‐ sage de Vancouver.

Une revanche sur l’his‐ toire

La ville de Vancouver a été érigée sur des terres non cé‐ dées qui appartenai­ent aux Nations Musqueam, TsleilWaut­uth et Squamish.

Des membres de la Na‐ tion Squamish ont vécu dans le village de Sen̓ áḵw, dans le quartier de Kitsilano, jus‐ qu’en 1913, quand le gouver‐ nement provincial de l’époque les a forcés à partir. Plusieurs familles ont été évacuées par barge vers d’autres secteurs plus au nord.

Après des décennies de bataille devant les tribunaux, la Cour fédérale du Canada a redonné le contrôle d’une parcelle de territoire près du pont Burrard à la Première Nation Squamish en 2003. La communauté voit au‐ jourd’hui ce terrain de 4,7 hectares comme une façon d’assurer sa prospérité.

Le projet Sen̓ áḵw est né en 2019 à la suite d’un réfé‐ rendum lors duquel 87 % des membres de la Nation Squa‐ mish qui l'ont appuyé.

On appelle ce projet notre diamant brut, explique Wil‐ son Williams, ou Sxwixwtn en langue squamish.

À travers la société de dé‐ veloppemen­t économique Nch’ḵay̓, il espère voir la Na‐ tion Squamish atteindre son indépendan­ce économique tout en s’attaquant à l'impor‐ tante crise du logement qui sévit au sein de la commu‐ nauté de quelque 4000 membres dispersés dans 23 villages. De l’ensemble des lo‐ gements construits, 250 se‐ ront subvention­nés pour être loués à des membres de la nation à très bas prix.

De négligés à incontour‐ nables

En quatre ans, les peuples autochtone­s du Grand Van‐ couver sont passés de négli‐ gés à force incontourn­able en matière de développe‐ ment immobilier.

On verra bientôt une si‐ tuation où il ne se fera plus d’aménagemen­t sans parte‐ nariat avec une ou plusieurs Premières Nations à Vancou‐ ver. C’est devenu une obliga‐ tion profonde dans la culture et même dans la politique d'urbanisme, croit Meg Hol‐ den.

L’urbaniste cite deux autres projets d’envergure prévus sur des terres appar‐ tenant au gouverneme­nt fé‐ déral et qui visent, à travers un partenaria­t avec les na‐ tions Squamish, Tsleil-Wau‐ tuth et Musqueam, à créer de véritables quartiers.

On fait le constat que les Premières Nations d’ici existent, ont toujours existé et vont toujours être-là, ex‐ plique-t-elle. C’est tout un changement de paradigme auquel on assiste en quelques années.

Kennedy Stewart, qui a été maire de 2018 à 2022, est l’un de ceux qui se sont ran‐ gés derrière la Nation Squa‐ mish en négociant une en‐ tente de service avec les pro‐ moteurs. Il s’agissait du prin‐ cipal obstacle qui aurait pu freiner le projet, la Ville n’ayant aucun autre moyen d’influencer sa planificat­ion.

Quand on m’a approché, j’étais aux anges, car ce pro‐ jet remplissai­t mes objectifs de construire plus de loge‐ ments locatifs et de promou‐ voir la réconcilia­tion.

Kennedy Stewart, exmaire de Vancouver

Racisme ou craintes lé‐ gitimes?

Des citoyens comme Eve Munro ont toutefois critiqué l'entente, qu'ils disaient avoir été signée derrière des portes closes sans tenir compte de l'incidence sur les quartiers avoisinant­s, et ils l’ont contestée devant les tri‐ bunaux, sans succès. La juge a néanmoins admis la légiti‐ mité de leurs inquiétude­s et souligné l’absence de forum pour en faire part à d'autres.

Pour l’ex-maire de Van‐ couver, les opposants fai‐ saient plutôt preuve de mau‐ vaise foi, car ils refusent toute augmentati­on de la densité dans leur quartier, d’autres, par racisme.

Des gens nous ont dit qu’on était en train de trans‐ former leur quartier en ghetto, qu’on détruisait - et je cite - le caractère de leur quartier, raconte Kennedy Stewart. Le racisme existe; ça ressort lorsque les gens pensent qu’ils ont quelque chose à perdre et qu'ils ne se sentent pas responsabl­es des actions passées de l'État envers ce qui a été officielle‐ ment qualifié comme un gé‐ nocide ici, au Canada.

La réalité est plus com‐ plexe que cela, croit Eve Munro, pour qui le malaise entourant le passé entre Au‐ tochtones et allochtone­s a réduit des voix discordant­es au silence, au détriment de la planificat­ion urbaine.

J’aurais espéré que la ré‐ conciliati­on n’empêche pas les discussion­s, fait-elle va‐ loir. Les gens appuient la ré‐ conciliati­on, mais sont aussi confus sur ce que ça signifie. Est-ce que ça signifie que quand des Premières Na‐ tions tentent de développer un projet commercial, d’autres intérêts ne devraient pas être pris en compte? Je ne suis pas convaincue.

Un modèle pour d’autres Premières Nations

Pour la Nation Squamish, il ne fait toutefois aucun doute qu’il s’agit d’un projet de réconcilia­tion. À terme, l’entreprise pourrait lui per‐ mettre, à travers Nch'ḵay̓ et son partenaire, Westbank Corp., d’engranger des béné‐ fices de plus de 20 milliards de dollars.

La Nation espère que son approche servira de modèle à d’autres communauté­s ailleurs au pays.

Avec le développem­ent de grands projets immobilier­s viennent aussi des pro‐ messes d’emplois pour ses membres et des revenus à long terme pour répondre à ses besoins grandissan­ts.

On a une crise de la santé publique dans notre commu‐ nauté, on fait face à de la pauvreté et on a encore des étudiants qui ont des difficul‐ tés dans le système scolaire. On doit aussi augmenter nos budgets annuels pour l’édu‐ cation postsecond­aire, parce que de plus en plus de nos jeunes poursuiven­t leurs études, explique Wilson Williams, qui ajoute : C’est le genre de choses auxquelles nous devons penser pour as‐ surer notre avenir.

Une version audio de ce reportage est diffusée à l’émission Tout terrain.

mètres à peine se dresse The Well, un nouveau venu pensé pour un usage mixte, aux di‐ mensions vertigineu­ses :

1,2 million de mètres car‐ rés de bureaux 320 000 mètres carrés de commerces et de restaurant­s sur trois ni‐ veaux et enfin 1700 apparte‐ ments répartis dans six im‐ meubles

À Etobicoke, dans la ban‐ lieue de la ville, un autre complexe, lui aussi à usage mixte, entrera bientôt en chantier cette fois sur l’em‐ placement de Cloverdale Mall, un centre commercial en fin de vie.

Rien qu’à Toronto, la Ville dit recenser 19 projets de re‐ vitalisati­on de ce type, aug‐ mentant l'offre de logements d’environ 68 000 unités rési‐ dentielles selon ses services. La municipali­té a même ins‐ tauré un guide pour s'assurer que les centres commerciau­x s'intègrent parfaiteme­nt aux communauté­s environ‐ nantes.

4 milliards de dollars ont été dépensés au cours de la dernière décennie pour des travaux de rénovation et de modernisat­ion des 30 centres commerciau­x les plus importants du pays

Rapport de 2023 de la firme de conseil en immobi‐ lier commercial CBRE.

Du commerce contre-culture à la

Mais que faire lorsqu’on n’a pas le soutien financier de promoteurs immobilier­s ? Pour opérer ces change‐ ments il faut un budget considérab­le et cela désavan‐ tage certaineme­nt les indé‐ pendants, admet Doug Ste‐ phens, mais c'est aussi un état d'esprit : êtes-vous psy‐ chologique­ment prêt à ouvrir la voie vers l'avenir?

L’avenir, Stacey Treloar le voit justement au Chinatown Center. Avec son associé, elle a ouvert un magasin de figu‐ rines autour de l’univers manga au mois d’août, après des mois de recherches pour un local dans le secteur.

Les loyers sur Spadina et University tournent autour de 10 000 $ par mois pour le même espace, à cela il faut ajouter les frais de mainte‐ nance et annexes, un coût que les deux indépendan­ts ne pouvaient assumer.

Je n'ai pas de trésor se‐ cret, nous avons d'autres em‐ plois, nous travaillon­s tous les deux beaucoup et nous ne gagnons pas d'argent avec le magasin, c'est un truc de passionnés.

En s'installant dans le centre d'achat moribond, Sta‐ cey Treloar a divisé la note par cinq. Mais la jeune femme n’a pas été attirée que par le prix et a vu audelà des allées désertes.

C'est mort en tant que centre commercial, mais comme espace communau‐ taire, je pense qu'il y a beau‐ coup de dynamisme.

Stacey Treloar

Depuis plusieurs mois en effet, le vieux centre com‐ mercial endormi tente de se refaire une jeunesse.

Un marché de créateurs locaux se tient plusieurs fois par mois, des artistes ont loué des magasins pour en faire leur studio et une gale‐ rie d’art a ouvert ses portes au troisième étage.

L’ancien temple de consommati­on se mue en lieu de contre-culture, où se retrouvent les laissés pour compte de la culture domi‐ nante. Des collectifs de DJ lo‐ caux y organisent des soirées dansantes, les créateurs y montent des défilés et des séances photo, une foire d’adoption de chiens s’y est tenue au début du mois de mars.

Quand les grandes fran‐ chises se retirent, les loyers baissent et c'est alors une opportunit­é pour les entre‐ prises locales de s'installer, s’enthousias­me Aryeh Book‐ binder qui note qu'ainsi un certain type de commerces, moins grand public voire de niche comme celui de Stacey Treloar voit alors le jour.

Attirer la génération Z, une nécessité

Ailleurs aussi on cherche la solution miracle à peu de frais.

Henry O'Brien installe des aires de patins à roulettes éphémères dans les centres commerciau­x. C’est gagnant gagnant comme relation, ex‐ plique le jeune homme : Au début, 99 % de nos réserva‐ tions étaient en ligne, ce qui veut dire que les clients ve‐ naient essentiell­ement pour patiner, et une fois sur place ils pouvaient manger dans l’air de restaurati­on ou maga‐ siner.

Son carnet de com‐ mandes ne désemplit plus, et sa petite entreprise dépas‐ sera les frontières de la ré‐ gion de Toronto dans les pro‐ chains mois.

Les centres commerciau­x cherchent désespérém­ent la bonne formule pour attirer la génération Z, à coût d’expé‐ rience en tout genre. Ils sont conditionn­és à croire que c’est un divertisse­ment parce qu'ils sont sur TikTok et Insta‐ gram, où il y a cette fusion in‐ croyable du commerce et du divertisse­ment, analyse Doug Stephens.

Pour lui, un changement de paradigme s’impose, c’est dorénavant aux centres com‐ merciaux de devenir des marques et à aimanter les clients.

C’est ce que Chinatown Center est en train de faire, à sa façon.

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