Les grandes ambitions immobilières de la Nation Squamish
À Vancouver, la Nation Squamish est en train de transformer le paysage de la métropole. À travers des projets d’envergure, la Pre‐ mière Nation a l’ambition de devenir le plus influent promoteur immobilier de la région. Or, si elle est pleine de promesses, cette ambition impose aussi des défis.
Dans le quartier de Kitsi‐ lano, un secteur résidentiel paisible et recherché aux abords de l’eau, les duplex et les maisons unifamiliales cô‐ toient depuis un peu plus d’un an un immense chan‐ tier. Des tours allant jusqu’à 56 étages, installées aux abords du pont Burrard, poussent lentement, là où se trouvait jusqu'à maintenant un terrain boisé.
Je savais qu’on allait éven‐ tuellement y construire quelque chose! s’exclame Eve Munro. Mais c’est sans précé‐ dent. C’est une petite ville, es‐ sentiellement.
Depuis qu’elle a appris, en 2019, l’existence de ce projet monstre visant à héberger jusqu’à 12 000 personnes dans quelque 6000 apparte‐ ments locatifs, Eve Munro s’est battue pour convaincre la Ville et le promoteur im‐ mobilier d’en réduire l’am‐ pleur, ou, du moins, de ré‐ pondre à ses questions.
Atteignant une densité 13 fois plus grande que celle du centre-ville de Vancouver et 8 fois plus forte que celle de Manhattan, à New York, le projet Senakw, porté par la nation Squamish, est le plus grand projet immobilier ja‐ mais réalisé par une Pre‐ mière Nation au Canada.
Ça va faire venir le centreville de ce côté-ci du pont Burrard, confirme l’urbaniste Meg Holden, pour qui le pro‐ jet est unique non seulement en raison de sa taille, mais aussi par le caractère particu‐ lier du terrain : une réserve autochtone en plein coeur de la ville.
Comme ce terrain appar‐ tient entièrement à la Nation Squamish, ce projet n’est pas obligé de suivre le même processus de réglementation publique, explique la cher‐ cheuse de l’Université Simon Fraser.
C’est ce qui a permis, en un temps record et grâce à un prêt de 1,4 milliard de dol‐ lars du gouvernement fédé‐ ral, de transformer le pay‐ sage de Vancouver.
Une revanche sur l’his‐ toire
La ville de Vancouver a été érigée sur des terres non cé‐ dées qui appartenaient aux Nations Musqueam, TsleilWaututh et Squamish.
Des membres de la Na‐ tion Squamish ont vécu dans le village de Sen̓ áḵw, dans le quartier de Kitsilano, jus‐ qu’en 1913, quand le gouver‐ nement provincial de l’époque les a forcés à partir. Plusieurs familles ont été évacuées par barge vers d’autres secteurs plus au nord.
Après des décennies de bataille devant les tribunaux, la Cour fédérale du Canada a redonné le contrôle d’une parcelle de territoire près du pont Burrard à la Première Nation Squamish en 2003. La communauté voit au‐ jourd’hui ce terrain de 4,7 hectares comme une façon d’assurer sa prospérité.
Le projet Sen̓ áḵw est né en 2019 à la suite d’un réfé‐ rendum lors duquel 87 % des membres de la Nation Squa‐ mish qui l'ont appuyé.
On appelle ce projet notre diamant brut, explique Wil‐ son Williams, ou Sxwixwtn en langue squamish.
À travers la société de dé‐ veloppement économique Nch’ḵay̓, il espère voir la Na‐ tion Squamish atteindre son indépendance économique tout en s’attaquant à l'impor‐ tante crise du logement qui sévit au sein de la commu‐ nauté de quelque 4000 membres dispersés dans 23 villages. De l’ensemble des lo‐ gements construits, 250 se‐ ront subventionnés pour être loués à des membres de la nation à très bas prix.
De négligés à incontour‐ nables
En quatre ans, les peuples autochtones du Grand Van‐ couver sont passés de négli‐ gés à force incontournable en matière de développe‐ ment immobilier.
On verra bientôt une si‐ tuation où il ne se fera plus d’aménagement sans parte‐ nariat avec une ou plusieurs Premières Nations à Vancou‐ ver. C’est devenu une obliga‐ tion profonde dans la culture et même dans la politique d'urbanisme, croit Meg Hol‐ den.
L’urbaniste cite deux autres projets d’envergure prévus sur des terres appar‐ tenant au gouvernement fé‐ déral et qui visent, à travers un partenariat avec les na‐ tions Squamish, Tsleil-Wau‐ tuth et Musqueam, à créer de véritables quartiers.
On fait le constat que les Premières Nations d’ici existent, ont toujours existé et vont toujours être-là, ex‐ plique-t-elle. C’est tout un changement de paradigme auquel on assiste en quelques années.
Kennedy Stewart, qui a été maire de 2018 à 2022, est l’un de ceux qui se sont ran‐ gés derrière la Nation Squa‐ mish en négociant une en‐ tente de service avec les pro‐ moteurs. Il s’agissait du prin‐ cipal obstacle qui aurait pu freiner le projet, la Ville n’ayant aucun autre moyen d’influencer sa planification.
Quand on m’a approché, j’étais aux anges, car ce pro‐ jet remplissait mes objectifs de construire plus de loge‐ ments locatifs et de promou‐ voir la réconciliation.
Kennedy Stewart, exmaire de Vancouver
Racisme ou craintes lé‐ gitimes?
Des citoyens comme Eve Munro ont toutefois critiqué l'entente, qu'ils disaient avoir été signée derrière des portes closes sans tenir compte de l'incidence sur les quartiers avoisinants, et ils l’ont contestée devant les tri‐ bunaux, sans succès. La juge a néanmoins admis la légiti‐ mité de leurs inquiétudes et souligné l’absence de forum pour en faire part à d'autres.
Pour l’ex-maire de Van‐ couver, les opposants fai‐ saient plutôt preuve de mau‐ vaise foi, car ils refusent toute augmentation de la densité dans leur quartier, d’autres, par racisme.
Des gens nous ont dit qu’on était en train de trans‐ former leur quartier en ghetto, qu’on détruisait - et je cite - le caractère de leur quartier, raconte Kennedy Stewart. Le racisme existe; ça ressort lorsque les gens pensent qu’ils ont quelque chose à perdre et qu'ils ne se sentent pas responsables des actions passées de l'État envers ce qui a été officielle‐ ment qualifié comme un gé‐ nocide ici, au Canada.
La réalité est plus com‐ plexe que cela, croit Eve Munro, pour qui le malaise entourant le passé entre Au‐ tochtones et allochtones a réduit des voix discordantes au silence, au détriment de la planification urbaine.
J’aurais espéré que la ré‐ conciliation n’empêche pas les discussions, fait-elle va‐ loir. Les gens appuient la ré‐ conciliation, mais sont aussi confus sur ce que ça signifie. Est-ce que ça signifie que quand des Premières Na‐ tions tentent de développer un projet commercial, d’autres intérêts ne devraient pas être pris en compte? Je ne suis pas convaincue.
Un modèle pour d’autres Premières Nations
Pour la Nation Squamish, il ne fait toutefois aucun doute qu’il s’agit d’un projet de réconciliation. À terme, l’entreprise pourrait lui per‐ mettre, à travers Nch'ḵay̓ et son partenaire, Westbank Corp., d’engranger des béné‐ fices de plus de 20 milliards de dollars.
La Nation espère que son approche servira de modèle à d’autres communautés ailleurs au pays.
Avec le développement de grands projets immobiliers viennent aussi des pro‐ messes d’emplois pour ses membres et des revenus à long terme pour répondre à ses besoins grandissants.
On a une crise de la santé publique dans notre commu‐ nauté, on fait face à de la pauvreté et on a encore des étudiants qui ont des difficul‐ tés dans le système scolaire. On doit aussi augmenter nos budgets annuels pour l’édu‐ cation postsecondaire, parce que de plus en plus de nos jeunes poursuivent leurs études, explique Wilson Williams, qui ajoute : C’est le genre de choses auxquelles nous devons penser pour as‐ surer notre avenir.
Une version audio de ce reportage est diffusée à l’émission Tout terrain.