Radio-Canada Info

Des architecte­s « floués » menacent de traîner Ottawa devant les tribunaux

- Daniel Leblanc

L’architecte Renée Daoust et son équipe ont tout es‐ sayé au cours des neuf der‐ niers mois pour obtenir ce qui leur est dû : un contrat de 3,5 millions de dollars pour concevoir et construire un nouveau mo‐ nument commémorat­if de la mission du Canada en Af‐ ghanistan.

Depuis qu’ils ont appris, en juin dernier, que ce contrat leur avait filé entre les doigts, les membres de l’équipe ont cumulé les ap‐ puis dans le milieu culturel, fait le tour des médias, com‐ paru devant un comité parle‐ mentaire et interpellé des élus de tous les partis.

Une membre du groupe, l’ancien juge de la Cour su‐ prême Louise Arbour, a même soulevé le dossier di‐ rectement auprès du premier ministre Justin Trudeau, sans pour autant réussir à faire avancer sa cause.

Ottawa admet maintenant avoir dévié du processus offi‐ ciel de sélection du design, mais il refuse encore de leur accorder ce contrat.

Ça fait neuf mois qu'on se bat pour essayer de faire cor‐ riger cette situation illégale, antidémocr­atique. Peu im‐ porte à qui on parlait, la réac‐ tion était unanime : on ne peut pas faire ça, raconte Re‐ née Daoust en entrevue aux bureaux de Montréal de la firme Daoust Lestage Lizotte Stecker.

L’équipe Daoust songe maintenant à traîner le gou‐ vernement devant les tribu‐ naux, soit pour obtenir le mandat, soit pour recevoir une indemnisat­ion bien plus importante que les 34 200 $ offerts l’an dernier quand Ot‐ tawa lui a annoncé sa déci‐ sion.

Ce n’est pas la voie que nous souhaition­s emprunter, mais nous devrons l’explorer de nouveau, car le processus dure depuis très longtemps, ajoute Renée Daoust, qui se dit exaspérée par le manque de communicat­ion avec le gouverneme­nt. Ça fait beau‐ coup de gens qui ont été floués dans le cadre de ce projet-là.

Elle mentionne que toute bataille devant les tribunaux contre le fédéral serait un combat à la David contre Go‐ liath mais que cette option revient à l’avant-plan après des mois de pressions pu‐ bliques et politiques qui n’ont pas eu l’effet escompté.

Renée Daoust cherche non seulement à obtenir jus‐ tice pour son équipe, compo‐ sée entre autres de l’artiste Luca Fortin et de Louise Ar‐ bour, mais aussi à éviter de futures injustices lors de l’oc‐ troi de contrats fédéraux.

La compensati­on qui nous a été offerte, nous, on n'était pas intéressés au début, parce que ce qu'on voulait, c'est ravoir notre projet, ex‐ plique-t-elle. C'est tellement une injustice importante! Pour nous, il y a des prin‐ cipes, il y a des valeurs d'inté‐ grité, il y a des valeurs d'éthique qui n'ont pas été respectés.

Une victoire qui s’est transformé­e en défaite

Plus de 40 000 Canadiens ont servi en Afghanista­n de 2001 à 2014, surtout des mili‐ taires, de même que des em‐ ployés du gouverneme­nt et d’organisati­ons humanitair­es. De ce nombre, 158 militaires et sept civils canadiens sont morts.

En 2021, l’équipe d’archi‐ tectes, de spécialist­es et d’ar‐ tistes de Renée Daoust a remporté le concours par jury qui a servi à choisir le design du monument qui de‐ vait commémorer cette mis‐ sion.

Le matin du 19 juin 2023, Ottawa a néanmoins informé l’équipe Daoust qu’elle n’au‐ rait pas ce contrat.

Quelques heures plus tard, en conférence de presse, le gouverneme­nt a annoncé qu’une autre équipe, menée par l’artiste autochtone de l’Ouest Adrian Stimson, héritait du contrat.

Ottawa a alors justifié sa décision en faisant référence à un sondage en ligne, mené en 2021, selon lequel le pro‐ jet Stimson était le favori des membres des Forces armées, des vétérans de cette mis‐ sion militaire et de leurs fa‐ milles.

Depuis que ce dossier a été mis en lumière dans les médias, le Bloc québécois et le Parti conservate­ur du Ca‐ nada fustigent le gouverne‐ ment à la Chambre des com‐ munes et en comité parle‐ mentaire.

Pendant ce temps, le dé‐ puté libéral Joël Lightbound a multiplié les démarches en coulisses pour faire annuler cette décision, mais sans suc‐ cès. Il fait aujourd’hui une sortie publique en appui à l’équipe Daoust.

Le vice de procédure est assez simple en ce qui me concerne, affirme le député. À partir du moment où le jury rend sa décision et que c'était [conforme aux] règles, pour moi, ça va de soi que ça doit être honoré.

Joël Lightbound affirme qu’il comprend son gouver‐ nement de vouloir respecter la volonté des vétérans sans pour autant comprendre l’en‐ torse aux règlements.

Ça me semble être un cas, dans ce dossier-ci, où l'enfer est pavé de bonnes inten‐ tions, et on se retrouve avec une situation qui est un peu intenable, dit le député fédé‐ ral de Louis-Hébert.

Âgée de 97 ans, la som‐ mité en architectu­re Phyllis Lambert continue à suivre ce dossier de près.

Elle accuse le gouverne‐ ment fédéral de populisme dans l’attributio­n du contrat et d’agir comme le gouverne‐ ment d’une république de bananes en faisant abstrac‐ tion des conclusion­s du jury qui était chargé de choisir le concept gagnant.

Si on ne respecte pas l’avis d’un jury, qu’est-ce qui se produit? Il n’y a plus de jus‐ tice, dit-elle.

Un monument dans les plus brefs délais

Selon des documents ren‐ dus publics en comité parle‐ mentaire, le gouverneme­nt a fait fi de son propre avis juri‐ dique dans ce dossier. Selon les avocats fédéraux, Ottawa avait deux options : accorder le contrat à l’équipe Daoust ou annuler le concours. Il n’avait pas la possibilit­é de confier le contrat à l’équipe Stimson.

En entrevue avec RadioCanad­a, la ministre des An‐ ciens Combattant­s, Ginette Petitpas Taylor, convient que la consultati­on menée par son gouverneme­nt en 2021 ne constituai­t pas un son‐ dage scientifiq­ue.

Toutefois, elle affirme qu’elle a entendu clairement dire, de la part de membres de la communauté militaire, que le projet Stimson doit al‐ ler de l’avant.

À la fin de la journée, nous avons écouté [les] vété‐ rans. C'était ça qui était la priorité absolue du gouver‐ nement.

Ginette Petitpas Taylor Le gouverneme­nt refuse de plier sous les pressions politiques, affirmant que le design du monument devrait être finalisé l’an prochain.

Les gens veulent amener leurs enfants et leurs petitsenfa­nts pour vraiment leur expliquer la mission comme telle, puis ils ont hâte de vrai‐ ment avoir cette occasion-là. Puis voilà pourquoi moi, comme ministre des Anciens Combattant­s, je veux m'assu‐ rer que le travail va être fait dans les plus brefs délais, ex‐ plique Mme Petitpas Taylor.

La propositio­n de l’équipe Daoust symbolise la lutte pour la démocratie, se posi‐ tionnant dans un axe entre le Musée canadien de la guerre et le parlement canadien. Le design de l’équipe Stimson fait plus directemen­t réfé‐ rence à la mission militaire en Afghanista­n, le point cen‐ tral du monument étant constitué de quatre casques et de gilets pare-balles mon‐ tés sur des croix.

Le budget total du monu‐ ment a été établi à cinq mil‐ lions de dollars, mais le gou‐ vernement s'attend à ce que la facture finale soit plus éle‐ vée.

Bien que ce soit le minis‐ tère des Anciens Combat‐ tants qui gère aujourd’hui le dossier du monument, c’est le ministère du Patrimoine qui a supervisé le concours par jury. L’ancien ministre du Patrimoine, Pablo Rodriguez, a avalisé la décision d’y aller avec le concept d’Adrian Stimson l’an dernier.

Adrian Stimson travaille présenteme­nt à finaliser le design de son monument. Il ne souhaite pas commenter la controvers­e au sujet du processus de sélection.

Un projet entaché

En tant que conseillèr­e de l’équipe Daoust grâce à sa vaste expérience sur la scène internatio­nale, Louise Arbour n’arrive pas à s’expliquer l’en‐ têtement du gouverneme­nt dans ce dossier.

Je trouve que c'est parti‐ culièremen­t odieux d'enta‐ cher un processus qui doit en fait faire l'éloge de l'honneur de Canadiens qui ont perdu leur vie en Afghanista­n, af‐ firme-t-elle.

Cette ancienne juge de la Cour suprême a sermonné Justin Trudeau lors d’un ap‐ pel privé.

J'ai dit : "Ben voyons! Non, monsieur le premier ministre : dans une démocratie comme la nôtre, quand il y a des appels d'offres, c'est im‐ portant de respecter les règles".

Elle croit que le monu‐ ment proposé par l’équipe Stimson pourrait être construit ailleurs, tandis que celui de l’équipe Daoust prendrait forme sur le site pour lequel il a été conçu.

Si les vétérans veulent avoir un autre monument qui reflète davantage leur contri‐ bution à cette mission-là, c’est grand, le Canada : ils peuvent construire un autre monument ailleurs. Mais ici, plutôt que d'entacher ce mo‐ nument d'un parcours anti‐ démocratiq­ue où les règles n’ont pas été suivies, qui va toujours, moi, je trouve, por‐ ter atteinte à l'honneur de ceux qu'on veut honorer, ils devraient corriger ça. On a le temps, lance-t-elle.

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