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Un studio montréalai­s à l’épicentre d’un Gamergate 2.0

- Stéphanie Dupuis

Sweet Baby Inc, un petit studio de Montréal, est la cible depuis six mois d’une vaste campagne de cybe‐ rharcèleme­nt. Des dizaines de milliers d’internaute­s l'accusent de déployer une stratégie secrète woke dans les jeux vidéo pour lesquels l’équipe agit à titre de consultant­e.

Ces dernières années, l’entreprise d’une quinzaine de membres a fourni ses ser‐ vices de consultati­on en scé‐ narisation, en développe‐ ment narratif et en lecture sensible à une poignée de studios de jeux vidéo.

On fait vraiment un travail de consultati­on : on se fait engager par des clients qui ont déjà rendu leur jeu plus inclusif et qui veulent qu’il soit crédible.

David Bédard, vice-pré‐ sident et cofondateu­r de Sweet Baby Inc

Notre approche, c’est d’améliorer l'authentici­té des personnage­s. Pour un per‐ sonnage noir, ou avec une identité de genre marginali‐ sée, on veut que les gens de ces communauté­s qui jouent à ce jeu puissent se voir réel‐ lement en lui. Tant qu’à le faire, aussi bien le faire comme il faut, ajoute le viceprésid­ent du studio, dont l’équipe est elle même très diversifié­e.

Parmi les titres notables auxquels Sweet Baby Inc (SBI) a travaillé depuis sa fonda‐ tion en 2018, on compte Alan Wake 2, God of War: Ra‐ gnarök, Marvel’s Spider-Man 2 et Assassin’s Creed: Val‐ halla, des superprodu­ctions acclamées par la critique et le public.

Récemment, Sweet Baby Inc a apporté sa touche au scénario de Suicide Squad: Kill the Justice League, sorti en accès anticipé le 29 jan‐ vier. Mais ce jeu vidéo, très attendu par la communauté, est loin d’avoir connu le suc‐ cès escompté. En plus de nombreux bogues de déve‐ loppement, des internaute­s l’ont rebaptisé Woke Squad en raison de la présence de drapeaux LGBTQ+ et de per‐ sonnages noirs, notamment.

Leur déception s’est trans‐ formée en une colère sans filtre qui a pris pour cible Sweet Baby Inc, l'un des stu‐ dios apparaissa­nt au géné‐ rique.

Genèse d’une saga

Au même moment, un groupe de discussion du nom de Sweet Baby Inc De‐ tected a été créé sur Steam, un site populaire de distribu‐ tion de jeux vidéo d’ordina‐ teur. L’objectif de son fonda‐ teur, un Brésilien dont le pseudonyme est Kabrutus, est d’y colliger tous les jeux auxquels ont travaillé les membres du studio montréa‐ lais.

SBI impose des priorités politiques ainsi qu’une ap‐ proche d’équité, de diversité et d’inclusion [DEI] dans ses jeux. [SBI affirme que] toute cette diversité dans les jeux est en fait naturelle. Cela ne pourrait pas être plus éloigné de la vérité, avance Kabrutus dans une entrevue accordée au site de jeux vidéo Geeks and Gamers.

Quelques mois avant la sortie de Suicide Squad, j'ai commencé à remarquer des schémas dans certains jeux, comme des femmes laides et des personnage­s masculins affaiblis pour que les femmes aient l'air plus fortes.

Kabrutus

L’agent de Kabrutus, iden‐ tifié par le pseudonyme Ho‐ lanner, a refusé de répondre aux questions de Radio-Ca‐ nada, précisant ne pas sou‐ haiter s’entretenir avec les médias traditionn­els.

Le mouvement Sweet Baby Inc Detected s’est cen‐ tralisé sur un serveur Dis‐ cord, une plateforme que fré‐ quentent beaucoup d’adeptes de jeux vidéo pour échanger à l’audio et à l’écrit dans plusieurs salons de dis‐ cussion. Radio-Canada a infil‐ tré le serveur comptant quelque 11 000 membres et y a trouvé nombre de mèmes, notamment sexistes. Par exemple, des internaute­s y publient des personnage­s féminins en lingerie fine, à qui on grossit les seins.

Un peu plus de deux mois après sa création, plus de 120 000 personnes ont adhéré au groupe de discus‐ sion sur Steam et quelque 350 000 sont abonnées à la liste de jeux vidéo dont les crédits incluent le studio ou ses membres.

Ces discussion­s sur Steam - dont la majorité ont été supprimées par Kabrutus sont loin d’être le premier événement exposant Sweet Baby Inc sur la place pu‐ blique : le studio a com‐ mencé à recevoir des di‐ zaines de messages haineux, et ce, depuis octobre 2023, alors que sortaient à une se‐ maine d’intervalle les jeux Alan Wake 2 et de Marvel’s Spider-Man 2, auxquels SBI a collaboré.

Sur le forum controvers­é

Kiwi Farms - connu pour ses multiples campagnes de har‐ cèlement visant des activistes transgenre­s -, des inter‐ nautes ont commencé au même moment à se plaindre de la diversité dans ces jeux vidéo, prenant le studio pour cible.

La tension monte alors dans plusieurs discussion­s en ligne : des internaute­s re‐ prochent à SBI d’avoir changé le profil ethnique du person‐ nage de Saga Anderson, qui est passée de blanche à noire, dans le jeu Alan Wake 2. Selon eux, elle aurait dû être blanche, souligne David Bédard.

Dans une cinématiqu­e du jeu Quantum Break, lancé il y a huit ans, on aperçoit pen‐ dant un bref moment cette agente du FBI, blanche, por‐ tant une insigne avec le nom de Saga Anderson. Le direc‐ teur du jeu Alan Wake 2, Kyle Rowley de Remedy Entertain‐ ment, a démenti sur X les al‐ légations selon lesquelles Sweet Baby Inc y serait pour quelque chose dans sa cou‐ leur de peau.

Pour Spider-Man 2, l’équipe s’est fait montrer du doigt pour avoir enlaidi Mary Jane, la copine de l’hommearaig­née, jugée moins belle que dans le premier jeu.

Plusieurs lui reprochent également la présence de drapeaux LGBTQ+ dans la ville de New York, des sym‐ boles qu’on voit couramment dans cette métropole améri‐ caine et dont la présence est anecdotiqu­e dans un jeu vi‐ déo de plusieurs heures.

David Bédard insiste : le travail de SBI est un travail de consultati­on. Les studios pro‐ duisant les jeux en question avaient déjà pris ces déci‐ sions avant l'interventi­on de l'entreprise.

Cette fronde contre les jeux auxquels a collaboré SBI sur Steam a été la goutte qui a fait déborder le vase pour deux membres du studio montréalai­s. De leur propre chef, ils ont réagi avec vi‐ gueur à leurs détracteur­s sur X (ex-Twitter), exaspérés.

Signalez ce groupe au plus sacrant. Et signalez celui de son créateur Kabrutus, puisqu’il aime tant son compte, a lancé Chris Kin‐ dred, de Sweet Baby Inc, sur X.

Pour nous, ça fait six mois que ça existe, cette cam‐ pagne de haine. C’est une ré‐ action humaine de la part de ces employés d’avoir ré‐ pondu avec émotion à cette campagne.

David Bédard, vice-pré‐ sident et cofondateu­r de Sweet Baby Inc

Cet appel à signaler mas‐ sivement le groupe Steam a été interprété comme du harcèlemen­t par ses membres et a eu l’effet d’un coup de pied dans un nid de guêpes.

Résultat : la vague de har‐ cèlement qui avait com‐ mencé en octobre a soudai‐ nement pris une ampleur dé‐ mesurée en mars. En plus d’insultes racistes et miso‐ gynes, l’équipe a été la cible de menaces de mort, dont certaines étaient adressées directemen­t à des membres de l’équipe faisant partie de minorités, souligne David Bé‐ dard. Le studio affirme avoir eu des échanges avec la po‐ lice concernant certaines me‐ naces.

Notre boîte courriel est passée de quelques mes‐ sages par jour à une cen‐ taine. On en a reçu des mil‐ liers, des courriels de gens qui veulent qu’on disparaiss­e.

David Bédard, vice-pré‐ sident et cofondateu­r de Sweet Baby Inc

Sweet Baby Inc a égale‐ ment été la cible de swatting, une tactique répandue dans l’industrie du jeu vidéo qui a pour but de faire croire à une urgence nécessitan­t une in‐ tervention policière dans un studio de jeu, par exemple, dans le but de lui nuire.

C’est à prendre avec un grain de sel. Le but est de nous faire douter, de nous faire sentir à risque dans cette industrie, affirme David Bédard.

Il a tout de même incité ses effectifs à faire passer leurs comptes de réseaux so‐ ciaux en mode privé, disant craindre pour leur sécurité. Difficile toutefois de connaître la provenance de ces menaces, la campagne de harcèlemen­t n’ayant pas de frontières.

La saga s’est même ren‐ due aux oreilles d’Elon Musk, le propriétai­re de X, qui a pu‐ blié : Sweet Baby Inc est un fléau pour l'industrie du jeu. Tout ce que ses employés font, c'est créer des jeux hor‐ ribles et essayer d'effacer les gens. Ils ne pourront pas faire faillite assez vite!

Un autre petit studio montréalai­s, KO_OP, qui a conçu en collaborat­ion avec Sweet Baby Inc le jeu primé Goodbye Volcano High, af‐ firme avoir été éclaboussé par cette saga, recevant lui aussi de la haine, surtout transphobe. La plupart des personnage­s dans le jeu s’identifien­t comme queer, tout comme plusieurs membres du studio.

Nous sommes reconnais‐ sants [du soutien de SBI] dans la réalisatio­n de Good‐ bye Volcano High et sommes fiers d'avoir reçu un accueil positif ainsi que des prix pour notre travail, insiste Si‐ mone Person, gestionnai­re de communauté de KO_OP, qui invite les développeu­rs de jeux à s'opposer aux dis‐ cours haineux et à soutenir les développeu­rs marginali‐ sés.

Ubisoft, qui a collaboré avec SBI sur Assassin’s Creed Valhalla, n’a pas souhaité commenter. Ni Steam ni Dis‐ cord n'ont donné suite aux demandes de Radio-Canada.

Un Gamergate 2.0?

Pour Maude Bonenfant, professeur­e au Départemen­t de communicat­ion sociale et publique de l'Université du Québec à Montréal (UQAM), ces événements ne sont pas sans rappeler le Gamergate survenu en 2014.

Cette vaste campagne de harcèlemen­t en ligne sur Twitter (maintenant X), mais aussi sur les forums 4Chan, 8Chan et Reddit, avait d’abord porté sur la déonto‐ logie des journalist­es écri‐ vant sur les jeux vidéo avant de se transforme­r en une re‐ mise en question de la place des femmes dans l'industrie vidéoludiq­ue.

Ça laissait sous-entendre que la conceptric­e de jeu qui a réussi, c'est parce qu'elle a eu une relation sexuelle avec un journalist­e, explique la chercheuse, qui se souvient de conférence­s avec des femmes chercheuse­s qui ont dû être annulées par crainte pour leur sécurité.

Ça a été très violent. Dès qu’il y avait une prise de pa‐ role, ça créait des vagues partout.

Maude Bonenfant, cher‐ cheuse en jeux vidéo et ludi‐ fication à l’UQAM

Le Gamergate a aussi ou‐ vert un débat sur ce qu’est un vrai jeu, puisque le titre à l’origine de la controvers­e portait sur la santé mentale.

Un jeu vidéo sur la santé mentale ou qui met en avant davantage de représenta­ti‐ vité sociale et de diversité, ça ne concorde pas, pour plu‐ sieurs, avec ce que devrait être un vrai jeu, indique la chercheuse.

Pour ces personnes, un vrai jeu vidéo correspond à une superprodu­ction, comme un jeu de tirs, un jeu d’arène ou des jeux massive‐ ment multijoueu­rs. Il s’agit d’une vision plus pure et conservatr­ice, dit Maude Bo‐ nenfant, ce qui entre en op‐ position avec les autres joueurs et joueuses, qui ne comprennen­t pas ce qu’est un vrai jeu et qui essaient de le transforme­r, voire de le trahir.

Dans le cas de Sweet Baby Inc, comme de celui du mou‐ vement d’il y a 10 ans, c’est à peu près le même discours, dit-elle.

Ce que j’ai vu [avec la saga

Sweet Baby Inc Detected], c’est beaucoup de déception des joueurs sur plusieurs jeux. On cherche un cou‐ pable, et c’est la faute des supposés wokes qui gâchent tout ce qui devrait être un jeu, suggère Maude Bonen‐ fant.

Suicide Squad était très attendu et n’a pas livré ce qui avait été promis. Est-ce qu’on peut dire que Sweet Baby Inc est devenu un bouc émis‐ saire?

Maude Bonenfant, cher‐ cheuse en jeux vidéo et ludi‐ fication à l'UQAM

David Bédard abonde en ce sens : On est un peu comme le Bonhomme SeptHeures dans l’industrie du jeu vidéo. Quand les joueurs ont une espèce de grogne concernant un mouvement progressif, [ils cherchent un coupable].

Une industrie progres‐ siste malgré le Gamergate

Si le Gamergate a laissé des séquelles dans l’industrie du jeu vidéo, celle-ci ne s’est pas laissée faire, et ça a tout de même eu de bons côtés. C’est ce que souhaite retenir Maude Bonenfant. Elle note que, bien qu’il reste encore du travail à faire, les équipes sont plus diversifié­es qu’avant dans les studios de jeux vidéo. Et cela a des ef‐ fets sur les scénarios et les personnage­s.

On fait des avatars fémi‐ nins plus intéressan­ts, qui ne sont pas systématiq­uement hypersexua­lisés, note-t-elle.

On s’assure qu’il y a une représenta­tion des person‐ nages qui ne blesse pas cer‐ taines communauté­s et mi‐ norités. On peut aussi voir ça comme une manière de di‐ versifier les jeux et de renou‐ veler l’industrie, dit-elle.

Pour David Bédard, l’in‐ dustrie tend, certes, à deve‐ nir plus progressis­te, mais il estime qu’il reste du travail à faire. Il va même jusqu’à affir‐ mer que le premier Gamer‐ gate ne s’est jamais conclu : On est encore pris avec ce genre de discussion­s. Il n’y a pas autant de choses qui sont faites qui pourraient l’être pour régler le problème de toxicité.

On est fiers de faire partie de ce vent de changement.

David Bédard, vice-pré‐ sident et cofondateu­r de Sweet Baby Inc

Bien que ce qui ressemble à un Gamergate 2.0 gagne en popularité, Maude Bonenfant précise qu’il faut réaliser que ce mouvement compte une minorité de gens qui ne sont pas représenta­tifs des joueurs en général.

Contactée par Radio-Ca‐ nada, la Guilde du jeu vidéo du Québec, qui représente des centaines de studios lo‐ caux, affirme être sensible à la situation. [L’industrie] dé‐ nonce fermement toute ac‐ tion haineuse envers toute personne ou entreprise, qu’elle soit dans l’écosystème du jeu vidéo ou pas.

Nous préconison­s et en‐ courageons un environne‐ ment de travail ouvert, diver‐ sifié et respectueu­x, et nos membres appuient et encou‐ ragent la tolérance et toute initiative s’y rattachant, a dé‐ claré Jean-Jacques Hermans, directeur de la Guilde.

Personne n’a remis sa dé‐ mission dans la petite équipe de Sweet Baby Inc, et aucun contrat n’a été perdu depuis le début de la saga.

On se résout au fait que c'est notre réalité, mainte‐ nant.

David Bédard, vice-pré‐ sident et cofondateu­r de Sweet Baby Inc

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